Le goût des asperges

Le goût des asperges

Nous avons mangé beaucoup d’asperges cette année. Parce que nous avons changé notre organisation familiale depuis le printemps, c’est moi désormais qui m’occupe des grosses courses du vendredi. Et pendant toute la période de vente autorisée – puisque dans notre région productrice la vente d’asperges est réglementée – j’ai acheté des asperges, chaque vendredi, pour nous régaler le dimanche. C’était en avril, nous étions confinés, heureux, mon mari s’occupait des enfants et moi de la maison. 

Quand je pense à ça, au goût des asperges, à cette ambiance d’alors, c’est toujours douloureux. C’est la même chose pour la musique qui nous accompagnait au printemps et que je n’aime plus écouter. Tous ces petits détails qui ont gravé dans ma mémoire le juste avant du bonheur insouciant.

Le 22 avril, mon père a reçu un diagnostic de cancer du pancréas. Généralement quand je parle de ça, on me demande son âge. Il n’est pas particulièrement jeune, et je sais ce que son cas peut avoir de banal. N’empêche que c’est mon père, et que je n’avais jamais imaginé ça. Dans une famille jusque là incroyablement préservée de ce genre de malheurs, où les vieux ne meurent qu’à 90 ans, je ne m’y attendais pas, naïvement. Et c’est sans doute ce qui a été le plus difficile : revoir tous les plans, les projets, ceux qu’il partageait avec ma mère mais aussi les miens, ces vacances régulières avec lui qui ne se dérouleront pas comme prévu, qui ne se dérouleront peut-être pas, on ne sait pas, on verra. Est-ce qu’il aura au moins le temps de bien connaître mes enfants ? 

Crédit photo : Pasja1000

Depuis son diagnostic je vis avec un poids sur la poitrine, la gorge serrée, des hauts et des bas qui n’en finissent pas. Le cancer est opérable – haut – mais il s’est déjà étendu – bas – , mon père supporte bien sa première cure de chimiothérapie – haut – mais au bout de la sixième, il ne trouve plus la force de se lever du canapé – bas, mon père est combattif – haut – ma mère plus tellement – bas. Six mois après le diagnostic, la maladie prend toute la place, chamboule tout, et nous laisse dans une incertitude insupportable – la seule certitude étant qu’elle a commencé par ravager notre vie de famille.

Les rendez-vous médicaux balisent notre chemin, aux discours rassurants succèdent les chiffres inquiétants, en fonction du courage et de la stratégie de communication du médecin assis en face. On n’y comprend pas grand chose, et parfois peut-être, on préfère ne pas comprendre. Plus rien n’est comme avant mais rien n’est vraiment différent non plus. Mon père est là, mais amaigri, fatigué, en colère. 

Je n’ai jamais passé autant de temps chez moi, je veux dire : dans ma ville natale. Et si je devais trouver un point positif à tout ça, je n’y verrais que celui-là, moyennant un coût exorbitant et des voyages qui ressemblent à des parcours du combattant – COVID oblige. En mai, les frontières entre la France et l’Allemagne étaient fermées, m’obligeant à choisir la voie hollandaise. J’ai laissé pour la première fois mes enfants à grand renfort de pleurs (de la maman). Je suis partie à 4h30 de chez moi en voiture, ai traversé trois aéroports désertés. En octobre devrait se dérouler mon prochain voyage. L’Allemagne vient de classer ma région natale comme zone à risque, je ne sais pas encore quelle astuce je devrai trouver pour contourner la quarantaine et les contrôles, mais je trouverai. L’avantage d’avoir deux nationalités, c’est de pouvoir toujours rentrer chez moi en fonction du chez moi que je choisis. Ce qui reste après tout ça, le prix et les contrariétés du départ, c’est le plaisir de retrouver ces plages et cette ville que je connais par cœur, un cocon rassurant. 

Mon mari me trouve forte, s’étonne de ma capacité à ne rien laisser voir, à continuer de travailler et de m’occuper des enfants comme si de rien n’était. Et c’est vrai que je continue, à sortir et à plaisanter aussi. Mais je ne vois pas bien ce qu’il aurait pu imaginer d’autre. J’ai passé l’âge de pleurer toute la nuit et suis trop fatiguée pour ça. Les premières semaines qui ont suivi le diagnostic, colère et tristesse m’accompagnaient, je me suis beaucoup disputée avec lui comme avec d’autres. Mais je n’ai pas particulièrement perdu patience avec les enfants. Depuis la fin de l’été je sens que je commence à accepter la situation, qu’elle fait désormais partie de ma vie. C’est rassurant et révoltant à la fois, cette capacité qu’on peut avoir à s’habituer à tout. 

Les enfants prennent les choses avec une surprenante indifférence. Je leur ai dit que papi était à l’hôpital, qu’il était malade, gravement malade. Mon aîné m’a demandé s’il allait alors mourir avant son autre papi pourtant plus âgé, cela contrariait sa logique. J’ai dit que je ne savais pas. La dernière fois, il a surpris une de mes conversations avec une amie : « Quoi maman qu’est ce qui est terrible ? », « Je parle de la maladie de papi ». Haussement d’épaules : « Ah c’est ça ». Ils ne l’ont jamais vu quotidiennement, et peut-être qu’il ne se rendent pas compte. Ils lui font des dessins, quand même, souvent : « Parce que le pauvre, il a une pierre dans le ventre ». Je suis transparente avec eux, j’essaie de ne rien attendre.

Il reste le goût des asperges et cette foule d’autres détails de ma vie d’avant. Il me suffit d’y penser pour être triste, sentir mon cœur et ma gorge se serrer. Mon père ne passera pas Noël avec nous en Allemagne cette année. Et je ne sais même pas si un jour, il visitera notre nouvel appartement. 

18 commentaires sur “Le goût des asperges

  1. Mon père a eu un diagnostic de cancer du pancréas le 11 mai. Je suis médecin, j’étais derrière la console avec le radiologue, j’ai pris le diagnostic en pleine face. Il est mort le 12 juillet, deux affreux mois d’ascenseur émotionnel. Il avait 71 ans. La seule chose que tu puisses faire, c’est lui donner ta force et lui dire ce que tu n’as pas pris le temps de lui dire avant. Affections.

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  2. Le cancer, ce fléau !
    Plein de courage pour toi et ta famille. As-tu réussi à rejoindre la France en Octobre ?
    Je n’ai pas les mots, c’est une situation difficile que tu vis. Les choses que tu peux lui offrir c’est ta présence, tes mots, tes pensées, ton courage, savoir qu’il n’est pas seul. C’est tout ce dont il a besoin. Oui ça chamboule une famille, oui rien ne sera plus comme avant.
    Je suis passée par là. Le chemin est difficile mais pas impossible. Plein de courage.

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  3. Je ne sais pas quoi dire pour ta peine autre que je suis désolée alors je préfère te parler d’asperges. Si tu as des recettes intéressantes, je suis preneuse, je tourne vite en rond avec ce légume que j’ai découvert bien tard.

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  4. Je vous adresse toutes mes pensées, à vous et votre famille. Entre l’écriture de cet article et sa parution, le temps a passé. Comment va votre papa?
    Le mien a eu un cancer de la prostate, il va mieux désormais. Mais je sais ce que vous traversez pour l’avoir connu. Pour ma part, il s’agit d’une année où j’ai été en pilotage automatique, un mode de survie que même les confinements n’ont pas altéré.
    Mon père recommençe à faire des projets, et moi je m’occupe un peu de moi.
    Je vous souhaite plein de force ( même si vous n’en manquez pas) pour cette difficile épreuve.

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  5. Le jour des 1 an de mon fils, en plein confinement, le neurologue m’a dit que je devais être opérée au niveau du cerveau, d’urgence, mais qu’il n’avait pas le droit d’opérer cause COVID.
    Mon mari était dans la voiture avec les enfants.
    Tu prends une claque, ou même 50, tu reviens à la voiture avec le sourire, tu as envie de prendre tes proches dans tes bras… tu ne peux pas.

    Tu gardes le sourire de façade pour les enfants, tu leur réponds «  je ne sais pas » pour ne pas leur mentir.
    Tu tentes d’accepter la situation.
    Le CoVid complique tout.

    Puis tu te bats, tu fais des choses improbables, tu découvres des gens géniaux (et des pourritures), puis tu acceptes la situation, tu n’as pas le choix.

    Je te souhaite plein de courage

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  6. Ton article résonne en moi.
    On a découvert un cancer du pancréas à mon papa au mois de mai. Comme beaucoup de patients il s’est écoulé beaucoup de temps entre les premières douleurs et consultations ( février) la prise en charge et le diagnostic.
    Mon papa n’était pas opérable.
    Je vis à 22 000km de chez mes parents et l’aéroport du territoire où je vis est fermé depuis le mois de mars…je n’ai donc pas pu dire au revoir à mon papa ni l’embrasser. Il est décédé fin novembre. Je n’ai pas pu aller à ses obsèques non plus. ( si en visio…)
    Les seuls conseils que je peux te donner c’est de vivre un jour après l’autre. De vous dire ce que vous avez aimé vous dire et de profiter des précieux instants ensemble.
    Sur FB il y a 1 groupe bienveillant pour les malades et leurs familles
    Pour les enfants, ils s’adaptent plus vite que nous, n’ont pas la même notion de la mort.
    Mon aîné de 3 ans a dit à ma mère  » mamie t es triste parce que papy va aller au ciel? T’inquiète pas t’as qu’à en trouver un plus jeune ca ira « 

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  7. Merci à toutes pour vos messages, vos témoignages, vos encouragements. Chaque commentaire me touche même si je ne prends pas le temps d’y répondre personnellement car je cours beaucoup en ce moment… Mon papa ne va pas trop mal, il termine sa chimiothérapie pour le moment et j’espère profiter des fêtes en sa compagnie (j’ai bien réussi à le voir en octobre et je suis prête à tout pour repasser la frontière en décembre !).

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