J’ai vu Emmanuelle en 2020

J’ai vu Emmanuelle en 2020

Il est de ces films dont tu as forcément entendu parler, sans les avoir vus (et parfois sans avoir envie de les voir). En France, Emmanuelle est un de ceux-là. Sorti en 1974, ce film érotique basé sur un livre a fait un carton au box office et a donné lieu à une série de suites dans lesquelles l’actrice principale, Sylvia Kristel, a repris son rôle (merci Wikipédia). L’histoire est celle d’Emmanuelle, jeune femme d’une vingtaine d’années, qui va retrouver son mari en Thaïlande. Là-bas, elle vivra des aventures sexuelles très variées et explorera son plaisir avec différents partenaires.

Il se trouve qu’une plateforme américaine de visionnage de films et de séries bien connue l’a fait entrer dans son catalogue récemment, et qu’il nous a été proposé un soir, dans la liste des nouveautés. Par curiosité, nous nous sommes laissés tenter. Et je te livre donc ici mon avis sur ce film dont j’ai envie de dire qu’il a très (TRÈS) mal vieilli (ah, peut-être que je viens de dévoiler un indice sur la conclusion de cet article !).

Avant de commencer, quelques petits avertissements :

  • je vais complètement dévoiler l’intrigue, donc si tu as vraiment envie de voir ce film et d’être surprise par les aventures d’Emmanuelle, ne lis pas cet article !
  • je n’ai jamais vu un seul film pornographique, je n’ai donc aucun point de comparaison sur le sujet, mais je sais que certaines faiblesses d’Emmanuelle sont totalement liées à ce genre (au hasard : le scénario), ce qui ne m’empêchera pas de les noter
  • le film est sorti il y a 46 (!) ans : le but de cette chronique n’est pas de remettre le film dans son contexte de sortie, mais de te livrer mon témoignage de spectatrice de 2020, qui a des attentes et une vision bien différentes de celles des spectateurs de l’époque, enfin j’imagine
  • les violences sexuelles ne sont pas absentes de ce film, et je vais en parler, donc si le sujet est sensible pour toi, je te déconseille cette lecture

Les bons côtés du film

Commençons par ce qu’il y a à sauver (oui, je le vois comme ça) : le film représente des femmes qui vivent une sexualité libre et décomplexée, sans jugement de la part des autres personnages. Et à l’heure où les préjugés continuent de circuler sur les femmes et leur sexualité, cela fait du bien de voir l’héroïne découvrir diverses expériences sexuelles avec des partenaires différents, sans qu’aucun d’eux n’émette un jugement sur sa morale ou que sais-je encore.

La musique phare du film est chantée par Pierre Bachelet, chanteur que j’aime beaucoup, et qui a été révélé grâce à ce film (merci Wikipédia là-encore). Je suis contente de savoir que grâce à ce film, des musiques comme « Les corons » ou « Elle est d’ailleurs » ont pu exister. Voilà, on peut passer à la suite (j’exagère à peine).

temple, thaïlande, wat arun
Crédit photo : Jonny_Joka

Une femme libérée ?

Comme je l’ai dit précédemment, Emmanuelle fait l’expérience de beaucoup de relations sexuelles différentes tout au long du film. On pourrait donc penser que le film nous dépeint une femme indépendante, qui assume son désir et ses envies (c’était d’ailleurs ce que je pensais découvrir en le regardant, et apparemment mon mari aussi !).

Cependant, l’amour qu’Emmanuelle développe pour une archéologue est la seule histoire pendant laquelle la jeune femme va être vraiment actrice de sa sexualité. C’est elle qui exprime son désir, qui prend les devants de la relation (notamment sexuelle). Mais c’est la seule fois dans le film où elle n’est pas passive, à l’exception de celle où elle semble faire comprendre à un passager de l’avion de la rejoindre sur sa rangée. Dans toutes les autres scènes, j’avais l’impression qu’Emmanuelle recevait les attentions de ses partenaires sans vraiment les désirer (on ne sait pas ce qu’il s’est passé avant la seule et unique scène de sexe avec son mari, mais ensuite l’autre passager avec qui elle couche dans l’avion et la femme avec qui elle joue au squash provoquent la relation sans vraiment chercher son consentement… sans parler de toutes les scènes liées au septuagénaire bizarre qui est reconnu pour être un dieu du plaisir charnel alternatif). Au temps pour la femme indépendante et maîtresse de sa sexualité donc (et ne parlons même pas du consentement).

Une omniprésence du male gaze

Le male-gaze, si tu ne connais pas ce terme, peut être défini comme le fait de représenter la femme et son corps à travers le regard d’un homme hétérosexuel, définissant cette dernière comme un objet de son désir et de son plaisir. Tu y es sans doute habituée, puisque c’est ainsi qu’est représentée la femme depuis un sacré paquet de temps dans l’art mais aussi dans la publicité. Ces représentations sont encore légions aujourd’hui, même si certaines féministes essaient de promouvoir un certain female gaze pour rééquilibrer les choses. Si tu veux un exemple male gaze VS female gaze, je te proposerai de regarder la scène qui présente Halle Berry habillée en Catwoman pour la première fois VS la scène pendant laquelle Wonderwoman se dévoile en costume complet sur le champ de bataille pour la première fois. Et donc Emmanuelle n’échappe pas à cette vision très orientée du corps féminin.

À une exception près, les femmes sont les seules à être nues (mais Emmanuelle est allongée sur son mari à ce moment, donc cela reste son corps à elle qu’on voit) ou demi-nues dans ce film. Pourtant, le film porte à l’écran plusieurs scènes d’amours hétérosexuelles. Mais à chaque fois, seule la femme dévoile tout ou partie de son anatomie. Sans compter la scène durant laquelle Emmanuelle rencontre toutes les femmes d’expatriés autour d’une grande piscine (coucou représentation clichée de la femme oisive et infidèle pendant que son mari bosse), où elles bronzent seins nus et se baignent nues. Personnellement, je suis 100% ouverte à l’idée de me baigner nue, mais j’avoue que le faire devant les femmes des collègues de mon mari ne me branche pas trop…

Moins représentatif, mais tout de même révélateur de mon point de vue, les scènes d’amours homosexuelles n’ont lieu qu’entre femmes. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ce cliché du fantasme masculin typique en voyant ces scènes. Deux femmes qui s’embrassent, oui, c’est excitant, deux hommes, apparemment pas… Tous les fanarts et les fanfictions qui mettent en scène deux hommes dans des relations amoureuses et sexuelles passionnées et torrides qui fleurissent sur Internet depuis sa création (par exemple, Light Yagami et L, héros du manga Death Note) ne doivent exister que dans mon imagination donc…

En bref, Emmanuelle n’est pas un film universel en terme d’érotisme (si tant est qu’il soit possible qu’un tel film existe), et il est clairement pensé pour le regard masculin hétérosexuel, probablement un peu archaïque d’ailleurs… Donc pas pour moi.

Un mauvais film

Ce paragraphe sera très court car j’ai bien conscience que ce n’est pas du tout ce qu’on attend d’un film érotique, mais j’avais quand même envie de le signaler. Le scénario n’a aucun sens : les scènes de sexe sortent de nulle part et s’enchaînent sans vraie logique entre elles (la seule pour laquelle cela ne tombe pas complètement du chapeau d’un magicien : quand Emmanuelle se souvient des deux relations sexuelles qu’elle a vécues dans l’avion, puisqu’il s’agit d’un flashback provoqué par la remarque de son interlocutrice).

Je n’ai pas assez de compétences techniques pour juger de la qualité de l’image tout au long du film. Les actes sexuels sont avant tout suggérés, ce qui passe par beaucoup de gros plans, notamment sur les visages. Je ne saurais dire si c’est un bon ou un mauvais choix de réalisation, donc je m’abstiendrai.

bad, pouce, mauvais
Crédit photo : PublicDomainPictures

Un film raciste

Je crois que c’est ce qui m’a le plus choquée. Il y a plusieurs scènes de viols dans ce film (même si parfois, ils ont essayé d’enrober la scène pour vaguement sous-entendre le consentement de la femme), si l’on s’en tient à la définition du Code pénal français actuel :

Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol.

Article 222-23 du Code pénal français

Et bien les violeurs sont systématiquement les Thaïlandais (je rappelle que l’action se passe autour de Bangkok). Alors qu’Emmanuelle évolue dans un milieu d’expatriés français, et qu’elle est violée sur l’ordre du septuagénaire qui est censé la guider vers le septième ciel à travers des expériences sexuelles inédites (lol), ce sont les non-Blancs qui sont associés à ces actes de violence, nimbant le film d’un relent putride de colonialisme paternaliste à vomir. Peu m’importe le contexte de l’époque, l’association d’idées que véhicule ce film reste celle-ci : les Asiatiques ont des pulsions sexuelles qu’ils ne savent pas contrôler (tant qu’on est dans le racisme, ne nous arrêtons pas aux Thaïlandais, puisque de toute façon Thaïlandais, Chinois, Cambodgiens, c’est la même chose, hein). Ah, et la réaction d’Emmanuelle la première fois qu’elle se retrouve entourée par la population locale dans la voiture de son mari est assez déprimante à regarder avec notre regard actuel aussi.

Conclusion

Tu l’auras compris, je te déconseille le visionnage d’Emmanuelle. Je pense que quitte à regarder un film érotique, autant essayer d’en trouver un qui renvoie une meilleure image de la femme et qui ne véhicule pas des idées racistes.

Après t’avoir donné mon avis sur ce film, il reste une question en suspens : est-ce que le film aurait aussi bien marché s’il était sorti maintenant ? De mon point de vue, non, absolument pas. Les spectateurs d’aujourd’hui, dont je fais partie, trouveraient certainement ce film dérangeant et malaisant, surtout après la libération de la parole autour des violences sexuelles. En tout cas, j’espère de tout mon cœur ne pas me tromper sur ce point…

Et toi, tu l’as vu ce film ? Tu en as pensé quoi ?

14 commentaires sur “J’ai vu Emmanuelle en 2020

  1. Je l’ai vu il y a quelques années et j’ai eu la même conclusion que moi. . Je l’ai surtout vu pour mieux comprendre comment les hommes de la génération de mon père voient le sexe et les relations sexuelles…
    Pour un film érotisme sur l’éveil sexuel, je te conseille plutôt « Shortbus », beaucoup mieux et inclusif!

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    1. Ah merci de la recommandation ! Je pense en y réfléchissant que je suis plus livre ou BD érotique que film, mais je me le note dès fois que j’ai envie de retenter l’expérience !!

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  2. Je n’ai pas vu Emmanuelle (et je n’ai pas trop envie du coup), mais dans le même genre, j’ai vu récemment 365 jours. Et les choses n’ont pas beaucoup changé en 40 ans malheureusement !

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    1. J’ai entendu parler de ce film et de sa polémique… J’espère qu’il aura au moins eu le mérite de provoquer des discussions sur la notion de consentement au sein des couples qui l’auront vu ensemble…

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  3. Je comprends tous tes commentaires mais je crois que tu as perdu de vu la cible du film : les hommes blancs hétérosexuels.
    Et ça explique la plupart des travers du film (que je n’ai pas vu).
    Il me semble que la plupart des films érotiques s’adressent à une cible précise en terme de préférence sexuelle.

    Pour ce qui est du consentement, je me pose la question de son intérêt dans le porno. Le but n’est pas je pense de montrer la réalité mais du sexe. On n’y parle jamais non plus de mst, contraceptif… C’est très loin de vouloir représenter ce qui se passe dans la vie de tous les jours.
    Ca me choque beaucoup plus dans les films classiques tout publique ou les séries.

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    1. Je n’ai pas du tout oublié la cible, bien au contraire puisque j’admets même que je n’en fais pas partie du tout. Mais j’avais avec moi un représentant de ladite cible, qui m’a avoué ne pas avoir été excité du tout par le film et ce à cause des points que je soulève dans mon article.

      Je suis d’accord avec toi sur le fait que les films et séries tout public ont une plus grande part de responsabilité concernant leur représentation de la sexualité ! C’est important qu’ils prennent en compte la réalité du sexe et qu’ils la présentent telle qu’elle aux spectateurs. Mais je trouve que cette responsabilité est encore plus importante pour le porno, qui représente des fantasmes et des scénarios justement irréalistes. Faire fi du consentement dans une relation sexuelle idéalisée, c’est partir du principe que l’essentiel dans la relation sexuelle, c’est le corps de chaque partenaire, et qu’accepter la relation est accessoire, ce qui n’est pas le cas.

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  4. Voir ce film aujourd’hui ne peut amener qu’à un constat. L’érotisme quand on le conçoit actuellement et tout autre beaucoup notamment plus intellectuel.
    L’ensemble de ton analyse sur ce film me fait penser que tu n’as pas « un certain âge ». Il faudrait penser que ce film a été l’événement cinématographique à une certaine époque par ce qu’il était pour la première fois diffusée en toute liberté « au grand public » des scènes érotiques. C’était à l’époque un événement, comme il y aura plus tard la fine de Bernardo Bertolucci, « le dernier tango à Paris » la « fameuse » scène de sodomie entre Marlon Brando et Maria Schneider.
    il est difficile aujourd’hui d’imaginer alors que dans tout le pays français ou que nous soyons jusque dans les endroits les plus reculés il est possible de se connecter à Internet à des films pornographiques, impossible d’imaginer que de tels films puissent être diffusés dans les cinémas de quartier. Rappelons quand même à l’époque l’omertà qui était instituée dans ce qui s’appelait l’ORTF, une télévision sage et polie.
    voir ce film Emmanuelle maintenant ne peut être considéré que comme un anachronisme de l’histoire du cinéma.
    Cordialement
    Michel

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    1. N’ayant pas la connaissance historique du cinéma érotique nécessaire pour pouvoir replacer ce film dans son contexte et évaluer son apport au 7e art, je me suis contentée d’en parler comme simple spectatrice actuelle. C’est ainsi qu’il m’a été proposé : rien ne le replaçait dans son contexte, n’indiquait quel avait été son impact sur la société qui l’a reçu ou ne mettait en garde contre le fait que certains clichés véhiculés étaient clairement datés. Si voir ce film en 2020 est un anachronisme, dans ce cas, ne le proposons pas à la vue de tou(te)s et réservons-le aux historiens du cinéma ? Un film a été proposé à un public, qui l’a aimé ou non, il reste dans les mémoires ou non et si un nouveau public se confronte à lui plus tard, il est en droit de l’évaluer selon ses propres critères et de l’aimer ou non (et peut-être à ce moment-là tombera t-il dans l’oubli, ou sera-t-il à nouveau proposé au visionnage à la génération suivant de spectateurs).

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  5. Je rejoins Michel : comme beaucoup de commentatrices, je ne l’ai pas vu non plus (mais j’en ai entendu parler toute ma vie, sans jamais qu’il suscite mon intérêt au point de vouloir le voir), mais il parait assez logique que ce film est un produit de son époque, dont le succès est indissociable du contexte dans lequel il est sorti, et hors de ce contexte, à l’heure actuelle on ne peut bien sûr plus que le trouver à côté de la plaque ! On peut probablement dire pareil de plein d’autres grands succès des époques passées (Autant en emporte le vent est un monument de racisme, etc…), et à l’inverse, les Avengers ou Titanic auraient peut-être fait un bide s’ils étaient sortis 30 ans plus tôt ? A mon avis, ce genre de films peuvent surtout nous faire voir ce qui a changé depuis (et dans ce cas, c’est plutot positif), mais ça a peu de sens de les juger avec notre regard actuel je trouve.

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    1. Je trouve que si, juger un monument passé du cinéma avec notre regard actuel permet, comme tu le dis, de voir ce qui a changé depuis et de réapprécier les critères qui en ont fait un monument du cinéma. Et un jour, peut-être que la balance penchera trop en défaveur du film par rapport aux idées qu’il transmettait à une époque. Les remakes servent aussi à ça : raconter à nouveau la même histoire, mais avec des valeurs actualisées. Et clairement, Emmanuelle aurait besoin d’un bon remake ^^

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  6. Je l’ai vu deux fois, une fois il y a 11 ans, au début de ma vie sexuelle et pas du tout éduquée sur les questions de racisme, de viol, de sexisme et je l’avais trouvé assez excitant même s’il me mettait mal à l’aise mais je ne savais pas trop pourquoi. J’ai eu envie de le revoir récemment pour comprendre, l’absence total du consentement dans ce film m’a choquée, perturbée et je ne l’ai plus du tout trouvé excitant.
    Et je me suis interrogée sur le chemin parcouru et à parcourir sachant la place qu’à eu ce film dans l’histoire du cinéma érotique.

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    1. Effectivement, il y a quelques années, je l’aurais probablement trouvé à la fois excitant et gênant ! Mais aujourd’hui, seule la gêne a accompagné mon visionnage. Pour ce qui est du chemin à parcourir et parcouru, c’est effectivement une bonne question… Je crains de ne pas avoir la réponse, mais quand on voit comme le disait Rosa Evril que des films comme 365 jours sont diffusés sur la même plateforme, on peut être un peu pessimistes…

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