Travailler la nuit

Travailler la nuit

Parfois, à l’heure où les gens se pressent pour rentrer chez eux, je ferme la porte de chez moi pour partir travailler. Vers 21h, souvent plus tôt, très rarement plus tard, je pars comme des millions de personnes : 4,3 millions de personnes travaillent habituellement ou occasionnellement de nuit. Professionnels de santé (aides-soignants, infirmières, sages-femmes, médecins…), personnel de sécurité (pompiers, policiers, militaires, agents de sécurité…), mais aussi routiers, contrôleurs, aériens, personnel d’entretien des infrastructures (routes, voies ferrées), tous ces gens que je croise sur la route, travaillent pour le bien commun.

Le travail de nuit, quand, comment ?

Il n’y a pas une vraie définition bien claire, il y a le type d’emploi occupé, des éventuels accords de branche… Mais globalement, pour faire simple, c’est toute période de travail exécutée entre 21h et 6h, et un employé est dit « travailleur de nuit » lorsqu’il effectue sa période de travail dans ce créneau horaire au moins deux fois par semaine. Le travail de nuit est interdit aux mineurs et n’a été autorisé aux femmes dans l’industrie qu’en 2001.

Comment ça se passe concrètement

Dans les faits, au début, c’est exaltant. La circulation fluide à la lumière du crépuscule, avoir l’impression que le monde nous appartient. Se coucher tôt, avant l’aube, ou un peu plus tard, quand le soleil est bien au-dessus de la ligne d’horizon. Dormir quelques heures, se réveiller en début d’après-midi, avoir le reste de la journée pour soi. Et recommencer. Plus le temps passe, plus le sommeil de jour est court. Les bruits irritent, une porte qui claque, la douche des voisins, des pas dans le couloir. La tondeuse, les klaxons, même le chant des oiseaux devient casse-pieds. Les nuits passent, la fatigue s’accumule. La fin de la semaine est attendue comme une libération. Parfois, le quotidien rattrape le travailleur de nuit : il faut déposer les enfants à l’école. Dans ce cas là, il y a deux écoles : ceux qui dorment 1h ou 2 et qui vont à l’école au radar, habillé comme un sac avec un vieux jogging et un sweat moche, par-dessus le pyjama. Et ceux qui attendent que leurs enfants soient déposés avant de se coucher. L’épouse de l’un de mes collègues a eu une réflexion de la part de la maitresse « il n’est pas très très aimable votre mari le matin ». Effectivement, quand on est debout à 8h30 après une nuit blanche et glaciale, l’amabilité n’est pas au top. Quand on travaille dehors la nuit, la météo est un point encore plus important que le jour. Il n’y a pas de soleil pour se réchauffer (élémentaire !). Ma petite expérience montre que quelle que soit la température extérieure, j’aurai froid vers 2h30-3h00 du matin. En hiver, l’humidité tombe aux alentours de cette heure-là. Le froid ressenti est mordant, la fatigue et la faim sont bien présentes. La technique oignon a ses limites : à partir d’un certain nombre de couches de vêtements, impossible de plier les bras ! Après une nuit froide, je peux mettre plus de 30min à tenter de me réchauffer sous la douche.

Les incidences sur la santé

Pour ne pas grossir, il est recommandé de conserver 3 repas par jour (et donc de prendre son petit déjeuner à son retour du travail), son déjeuner vers 15h et son diner juste avant de partir au travail. Sauf qu’en rentrant, on a plus envie de dormir que de manger, et qu’en se réveillant on a plus envie d’un petit déjeuner que d’un vrai repas. Dans les faits, la plupart des gens que je côtoie prennent un petit déjeuner et un diner. Les incidences du travail de nuit sont multiples : désynchronisation du sommeil (et à la fin de la semaine, il faut se recaler pour vivre avec sa famille) et donc irritabilité et somnolence. Les trajets retour sont parfois compliqués et nous sommes nombreux à avoir expérimenté des moments d’absence lors de nos trajets. Certains développent des techniques : fermer un œil pour reposer l’autre, rouler la fenêtre ouverte, monter le son de la radio… Tout cela est très dangereux, et chaque année, il y a quelqu’un qui a un accident de voiture sur les trajets retour. Notre entreprise a proposé en test des lunettes qui détectent la somnolence et qui bippent. Nous sommes nombreux à prendre des compléments en vitamine D car l’absence d’exposition solaire peut entrainer des carences.

Les conséquences à long terme sont très mauvaises également : il y a des risques de cancer accrus (notamment cancer du sein chez la femme), de maladie cardiaque, de déclin cognitif… bref, plein de joyeusetés !

La nuit…

Hormis ceux qui travaillent, je trouve qu’énormément de gens ne dorment pas. Régulièrement, sur un immeuble d’une trentaine de logements, il y a toujours une ou deux fenêtres allumées toute la nuit. Je ne sais pas si ces personnes sont insomniaques ou si elles travaillent (de la maison, en pleine nuit). Parfois, je vois la lumière filtrer à travers les rideaux, puis s’allumer dans une salle de bain, puis s’éteindre selon la séquence inverse : petite pause pipi. D’autres fois, c’est la cuisine qui s’allume et quand des pleurs de bébé s’échappent par la fenêtre en été, pas de doute, c’est l’heure de l’encas nocturne. Souvent, il y a cette lumière bleutée caractéristique d’un écran allumé. J’aime essayer de deviner la vie des gens la nuit. Mais ce que je préfère par-dessus tout la nuit, c’est dormir dans mon lit !

13 commentaires sur “Travailler la nuit

  1. J’ai eu l’occasion de tester le travail de nuit partiel (3h / 12h) dans l’industrie alimentaire en tant que job d’été et je confirme que ne serais-ce qu’au bout de 2mois j’étais complètement irrascible car moi qui ai besoin de 8-9h de sommeil, je n’arrivais à me reposer que 6-7h max, le bruit extérieur et la lumière m’empêchaient de bien dormir. Le retour à la fac m’avait fait le plus grand bien. Quant au froid, je me doute que tu as sûrement déjà dû essayer de nombreuses techniques, mais même les produits spécialisés dans le grand froid n’y font rien ? En tout cas tu as beaucoup de courage de continuer dans ces conditions!

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    1. J’utilise des sous-vêtements techniques sous mes vêtements de travail, mais rien à faire, au bout de quelques heures quand il fait 10°c ou moins, j’ai froid ! L’hiver dernier, j’ai passé plusieurs heures sur un chantier, il faisait -10°c avec un vent glacial, et malgré deux paires de chaussettes et le collant thermique jusqu’au bout des orteils, mes pieds m’ont fait la tête :-p

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  2. C est vrai que quand on a un emploi du lundi au vendredi de 9h à 18h on a du mal à imaginer toutes ces vies différentes.
    Merci de nous avoir fait partager un bout de la tienne. Tu dois continuer encore longtemps ou tu auras la possibilité de revenir en journée?

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    1. Je ne travaille la nuit qu’occasionnellement, c’est à dire que je ne fais que très rarement des semaines complètes. Je fais assez régulièrement des nuits isolées, je vais travailler une nuit dans la semaine, et le reste de jour. Par exemple si la nuit est celle du mercredi au jeudi, je travaillerai de jour le lundi, le mardi matin, sieste le mardi après-midi, travail la nuit de mardi soir/mercredi, repos le mercredi journée, travail de jour le jeudi et le vendredi. Et il y a des semaines où je suis d’astreinte, dans ce cas on m’appelle à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit (mais je travaille normalement la journée quand même !).

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  3. Au tout début de ma carrière, je faisais souvent des shifts de nuit (environ 2 semaines/mois). Heureusement je n’avais pas encore d’enfants et c’était souvent loin de la maison donc je n’avais pas de vie sociale à entretenir non plus. Je n’ose pas imaginer la combinaison avec une vie familiale !
    Mais malgré mes avantages, je me rappelle très bien de cette capacité à dormir la journée qui s’étiole avec le temps et du mode radar le matin (Je crois que j’aurais trucider quiconque osant me faire un remarque sur mon amabilité après une nuit blanche ! ). Niveau nourriture j’avais opté pour un sandwich au milieu de la nuit, un petit déjeuner le matin et un déjeuner en fin de journée.
    C’était un boulot avec beaucoup d’avantages mais je n’ai tenu que deux ans qui m’ont paru durer au moins le double ! Du coup j’ai un respect inconditionnel pour tout le monde qui arrive à tenir sur la durée par choix ou par dépit.

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    1. J’ai la chance d’avoir un emploi où c’est assez flexible, mais ce n’est pas le cas de la plupart des gens que je côtoie de nuit. Clairement, ils sont « contents » parce qu’un peu plus payés (et quand tu es au SMIC, quand tu as des primes, tu es content) mais ils le paient sur le long terme, ils ont des cernes pas possibles et font souvent beaucoup plus âges que leur âge.

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  4. très interessant :-)! le pire m’a l’air de devoir « switcher » entre la nuit et le jour au fil du temps.. comme si dans notre vie à nous on devait se réveiller à 2h du mat pour amener les enfants à l’école puis retourner nous coucher! je me demande si certaines personnes (sans famille) font un vrai renversement 100% (réveil à 18h, petit dej, départ au travail, sandwich à 2h du mat, diner à 8h en arrivant à la maison, coucher à 10h du matin et parti pour une nuit interrompue)? – et si du coup ils vivent ça mieux sur le moyen terme ou pas..?
    je m’identifie en tout cas bien à l’aspect intrigue de la vie des autres gens la nuit dans l’immeuble 🙂 quand j’étais étudiante il m’arrivait de faire de longues nuits de travail sur certains projets et j’étais toujours hyper fascinée de voir que je n’étais pas la seule réveillée!

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    1. Le problème c’est que « la nuit ininterrompue le jour » n’est pas possible. Ton corps sait qu’il fait jour, et comme il y a tout de même beaucoup plus de bruit, tu finis par te réveiller. Et l’autre biais, c’est que tu as l’impression de passer à côté de ta vie si tu dors, parce que tu ne feras que dormir, manger, travailler. Absence totale de vie sociale, c’est vraiment déprimant !
      Les meilleurs dormeurs que je connais arrivent à se coucher à 6h, se réveillent vers 10h et se rendorment jusque 13h-14h. Mais ça se sont juste les jeunes ! Plus vieux, ils se lèvent au plus tard vers midi.

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  5. Je plussoie, l’hôpital me manque pour plein de raisons, mais c’est vraiment l’un des trucs qui me rebute. Repasser au rythme 3 mois de jours 3 mois de nuit, ou les gardes de 24h, non merci.
    Je ne sais pas ce que j’ai détesté le plus l’alternance ou être fixe de nuit tout le temps.
    Pour ma part, j’avais l’impression d’avoir un SPM constant.
    Je sais qu’on ne peut pas du tout éviter le travail de nuit pour tous mais une vrai prise en compte de cette penibilité ce serait déjà pas mal.

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  6. Merci pour cet article. Mon mari a travaillé de nuit ( de 4h00 à 11h00 tous les jours de la semaine et un samedi sur 3) pendant 7 ans. Il a pris pas mal de poids et à l’approche de la quarantaine, cela devenait difficile.
    N’ayant pas d’enfants, il pouvait faire la sieste à son retour du travail. On avait la chance de vivre dans un immeuble calme. En revanche, le samedi où il travaillait, je quittais la maison jusqu’au milieu de l’aprés-midi: la petitesse de l’appartement ne permettait pas vraiment que je vaque à mes occupations alors que lui dormait dans la chambre à côté. Du coup, ces samedis là, c’était café chez mes parents, visite à l’EHPAD à ma grand mère et ciné l’après-midi.
    Depuis 4 ans, il est revenu à un rythme plus « classique », a perdu du poids mais a des troubles du sommeil.
    Bon courage à vous.

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  7. Mer i beaucoup pour ce Zoom sur cette partie insoupçonnée de la population.. je n’avais pas conscience des effets au long cours sur la santé etc, c’est dramatique (et inquiétant). C’est drôle ton jeu de déduction a travers les rectangles de lumière…
    Je sais que je serai incapable de bosser de nuit. Passé 23h je ne suis plus bonne a rien, et si je m’efforce de rester éveiller (en soirée par ex), j’ai des phases de somnolence de plus en plus profondes, voir je « délire » (je parle dans mon sommeil… ^^’)

    Bravo a toi en tous cas, et a tous tes camarades noctambules…

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  8. Super intéressant, merci pour ce témoignage !
    Il faudrait vraiment repenser tout ça, le travail ne devrait pas être une source d’épuisement ni priver de loisirs et vie sociale… Même si ça conviendrait peut être à certains caractères (des personnes très renfermées, qui n’aiment pas spécialement voir du monde) !
    Bravo en tous cas et bon courage!

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