Ce jour-là

Ce jour-là

Ce jour-là, il y avait manif. Ca faisait déjà 4 jours pleins qu’on attendait, et c’est dans l’amertume de cette attente, mêlée aussi d’une espèce d’excitation, que Paul m’a déposée le matin avec deux livres, mon tricot, et mon téléphone, devant la porte de la maternité.

Ce matin là, je dois reconnaître que j’étais tout à fait ambivalente : toute à la joie de te rencontrer enfin, et tellement déçue de savoir qu’il allait falloir déclencher le travail ; forte de mes convictions sur ce que je souhaitais pour cet accouchement, et complètement dans l’inconnu, après tout, malgré tous mes dépassements de terme, je ne savais pas comment allait se passer un déclenchement.

Ce matin-là, en déposant tes frères et sœurs à l’école, j’espérais tant que Paul puisse aller les chercher à 16h30 et leur montrer ta photo. J’espérais aussi arriver à la maternité sans être coincée au milieu des manifestants. Nous en avions ri avec une amie la semaine précédente, m’imaginant accoucher dans ma voiture au milieu du cortège, assistée par un manifestant dont nous t’aurions donné le prénom.

Je me revois arrivant à la maternité, et rencontrant l’équipe qui serait là pour la journée : premier examen par une sage-femme, analyse d’urine (la der des der !) puis passage du gynéco qui m’annonce que mon col n’est pas assez mur pour un déclenchement par perfusion. Quel soulagement ! On m’avait tellement parlé des douleurs engendrées par les contractions déclenchées par l’ocytocine de synthèse, que j’espérais de tout cœur y échapper. Le protocole sera donc le suivant : 2 comprimés de prostaglandine toutes les 4h pendant 24h au plus en attendant que le travail se lance. S’il se lance, on arrête les comprimés et on te laisse venir tranquillement, si rien ne se passe, ce sera ocytocine le lendemain pour que tu naisses enfin. Je me suis préparée à un accouchement long, mais je ne peux m’empêcher d’être un peu déçue. Je voudrais tant te rencontrer !

10h : premiers comprimés. 10h30 : premières contractions ! Enfin un peu d’espoir dans ce tunnel ! Je ne crie pas victoire trop vite cependant, des contractions cela fait trois jours que j’en ai, et en général elles s’arrêtent à la sixième contraction. Là pourtant, elles ont l’air de s’installer durablement. Ce n’est pas encore vraiment le travail, j’arrive à envoyer des messages à une amie, et je ne suis pas encore trop gênée par le monito, assise sur mon lit, même si je suis bien contente qu’on me l’enlève.

Dans la matinée, surprise ! Une voisine de chambre arrive avec son conjoint pour un déclenchement elle aussi. Je râle un peu, l’odeur de la cigarette sur les vêtements du conjoint, le bruit de sa télé, le son de son monito, tout me dérange. J’ai besoin de m’isoler, et j’envoie un message à Paul pour lui demander de sonder ses collègues : si l’un d’eux a un casque anti-bruit qui traîne, peut-il me l’apporter en me rejoignant pour déjeuner ? En attendant, je me promène dans les couloirs de la maternité. Je connais les noms de toutes les salles de travail par coeur, et l’équipe présente sourit à chacun de mes passages devant l’un ou l’autre des bureaux : 5 pas, 1 squat, 5 pas, 1 squat, et on recommence

12h30 : Paul arrive, avec un casque, et mon plateau repas arrive dans la foulée. Nous déjeunons tous les deux, il croit encore à un accouchement avant 16h30. Moi, j’arrive à manger, je sens bien que sauf retournement de situation inouï, tu ne seras pas là avant 18h. Il est déjà l’heure pour Paul de repartir travailler, mais ce jour-là, la manifestation doit bloquer l’avenue qui va de son lieu de travail à la maternité. La sage-femme m’examine pour qu’on sache s’il faut qu’il reste à la mat ou s’il peut repartir tranquillement. Sans surprise, rien n’a bougé, et il repart. Je le savais, mais je suis un peu déçue.

14h : cachets. Les contractions sont lancées, mais il ne faudrait pas qu’elle s’arrête. La sage-femme pense que c’est la dernière fois que j’en prends au vu du monito, et que tu pourrais même naître aujourd’hui. Je lui demande si elle dit ça uniquement pour me rassurer, ou si les comprimés peuvent vraiment suffire. Visiblement, ils suffisent, d’ailleurs, elle a suivi le même protocole de déclenchement, et les comprimés ont suffi. Cela m’arrache un sourire, et je me reconcentre sur mes sensations et sur l’instant présent.

Je passe mon après-midi sur un ballon, avec le casque sur les oreilles jusqu’à ce que le conjoint de ma voisine parte, qu’on la débranche du monito, et que le silence revienne dans notre chambre. Les contractions se font plus intenses et plus rapprochées. J’envoie rapidement un message à une amie pour lui demander si elle peut récupérer les grands à l’école et les garder jusqu’à ta naissance, puis un autre à Paul vers 16h30 pour lui demander s’il peut venir, ça commence à piquer un peu.

La sage-femme passe : il y a un moment de calme dans la maternité, toutes les femmes qui accouchaient ont accouché, elle propose de me masser le dos pendant les contractions en attendant Paul. J’accepte bien volontiers. Quel soulagement ! Puis Paul arrive et prend le relai avec les huiles essentielles et les points d’acupression, briefé doucement par la sage-femme. Je les entends parler mais je ne suis rien, je suis avec toi, et je me concentre sur chaque seconde.

J’ai envie d’aller aux toilettes. D’ailleurs, je me demande si ce n’est pas ça cette sensation humide sur les dernière contractions, mais j’ai un monito en cours, et je suis si bien sur mon ballon, je n’arrive pas à envisager de me lever. Il le faudrait pourtant.

Vers 19h , la sage-femme repasse voir ma voisine de chambre et débrancher mon troisième monito (il leur en faut un de 30 minutes toutes les 4h). Je lui dis au passage que j’irais bien aux toilettes, et que parfois ça me soulage de pousser sur une contraction. Elle débranche, je me lève de mon ballon, fait deux pas, laisse passer une contraction, et fais une drôle de tête. Ce n’est pas du liquide amniotique ou de l’urine qui coule lors des contractions, c’est du sang. La sage-femme fait sortir ma voisine qui voulait marcher et se sent mal à la vue et à l’odeur du sang, et m’envoie quand même aux toilettes. Je suis désolée, le ballon est souillé et on me suit à la trace. L’aide-soignante qui est là me rassure, mais je ne peux m’empêcher de m’en vouloir de salir les lieux ainsi.

La sage femme m’examine : 4 ! La dernière fois, il s’est écoulé deux heures entre 4 et la naissance. Si seulement cela pouvait se passer ainsi ! Mais l’hémorragie qui ne se calme qu’entre deux contractions impose un changement de lieu, et nous devons aller en salle de naissance. Il y fait plus froid qu’en salle de travail, et je commence à m’inquiéter un peu, je ne sais pas quand ni comment tu vas naitre, et tout ce sang, je ne suis pas sereine, et puis j’ai soif mais je ne veux pas boire de peur de vomir. L’auxiliaire allume la table chauffante pour réchauffer la pièce, et m’apporte un brumisateur : je me réchauffe doucement, et j’ai la gorge moins sèche, mais j’ai du mal à me remettre dans ma bulle.

La sage-femme me parle doucement, elle me dit qu’elle est sûre qu’il ne reste que peu de temps, mais ajoute que ce n’est pas normal de saigner comme ça pendant le travail. Il va falloir que le gynéco passe donner un avis. Je commence à perdre les pédales, je veux que tu naisses et que la douleur et l’inquiétude cessent. D’où vient ce sang ? Faites moi sortir ce bébé ! Il faut qu’il sorte et qu’on aille bien tous les deux !

20h : changement d’équipe, une nouvelle sage-femme arrive, accompagnée par le gynéco. On ne peut pas me laisser saigner comme ça, sans rien faire, ce n’est pas possible. Le gynéco regarde si on voit quelque chose à l’échographie, mais rien de probant n’est vraiment visible. Tant pis, pas le choix : si rien ne se passe rapidement, il faudra en passer par la césarienne. A 20h15, j’ai donc une sonde urinaire et une péridurale de posée, et il nous reste 20 minutes pour que tu naisses ou que l’hémorragie cesse avant de partir au bloc.

La sage-femme rentre dans la salle à ce moment là pour percer la poche des eaux et tenter de faire avancer ta naissance. C’est le moment exact où la poche des eaux se rompt seule. Nouvel examen : tu n’es pas encore engagée dans le bassin, et mon col est à 6. Tant pis, on tente, après tout, c’est un quatrième enfant, et mon col est à 6 certes, mais sur les contractions la sage-femme en fait un peu ce qu’elle veut. Je m’installe sur le côté et je pousse à chaque contraction pour que tu descendes.

Je te sens descendre… puis remonter. Je commence à fatiguer : pourquoi ne veux tu pas naître tranquillement comme les autres ? Il a fallu déclencher, et là il faut que tu naisses, mais j’ai le sentiment que tout effort est vain. D’ailleurs je le dis à voix haute, mais la sage-femme m’encourage : tu ne remontes jamais d’autant que tu es descendue, d’ailleurs vous sentez là madame ? Je vois votre bébé ! Elle a raison, les sensations ne sont plus les mêmes, et soudain, je te sens sur le périnée, puis outch le cercle de feu, et ça y est je sens ta tête sortir, puis tes épaules, et oh c’est fou, cette péridurale qui me laisse sentir chaque contraction et chaque instant de ta naissance ! Et te voilà ! 20h52, tu es née. Une troisième fille ! Ton frère risque de râler, mais tant pis. Tu lui ressembles drôlement d’ailleurs, en bien moins chevelue. On t’installe en peau à peau et je me shoote à ton odeur. Tes frères et soeurs dorment déjà, Paul leur annoncera la naissance demain matin en les retrouvant pour le petit-déjeuner chez les amis qui les logent.

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Crédit photo : Sepp

Le placenta sort, intact, et la sage-femme comprend mieux d’où venait l’hémorragie. Les membranes de la poche des eaux se décollaient du placenta, déchirant des petits vaisseaux au passage et entraînant une hémorragie. Tout ça pour ça. Un point de suture, et nous profitons tous les trois. Pour la première fois en quatre naissances, je découvre le peau à peau, et Paul peut en faire aussi. Que c’est doux ! Puis nous remontons tranquillement en chambre, et Paul rentre à la maison.

Ce jour-là, il y avait manif, rien ne s’est passé comme nous l’imaginions, mais mon monde a changé parce que tu es née.

4 commentaires sur “Ce jour-là

    1. Je ne sais toujours pas comment j’ai fait… Je me souviens du moment où j’ai commencer à perdre pied, mais je crois que je ne dois mon retour au calme qu’au calme de la sage femme qui me chuchotait des encouragements en attendant que le gynéco arrive. Je n’ai réalisé ce qui m’était arrivé que le lendemain en me souvenant qu’en sortant de la salle de naissance il y avait sur un chariot tout le matériel nécessaire pour une anesthésie : masque, tuyau pour intuber, etc.

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