La culture du petit chef

La culture du petit chef

Je vais te parler de quelque chose qui m’agace pas mal dans le boulot : l’abus d’autorité dont peuvent faire preuve ceux qu’on appelle les « petits chefs ».

Ce que je vais te raconter reflète évidemment mon avis personnel et mon expérience au sein de la fonction publique (et un peu dans le privé aussi…) Je n’ai aucunement l’intention de heurter qui que ce soit avec mes propos.

Quand on signe un contrat de travail, on accepte le lien de subordination qui définit la relation que nous aurons avec l’entreprise. Tu travailles pour elle, elle te rémunère – normal – mais la relation est bien déséquilibrée par ce lien qui implique que toi, salarié(e), tu es subordonné(e). C’est un sujet qui fait toujours débat, ce fameux lien de subordination au nom duquel finalement, l’entreprise a le pouvoir sur les salariés.

Dans la fonction publique, on parle plutôt de devoir d’obéissance. Pourquoi se cacher derrière un joli mot ? On dit clairement que les agents publics doivent obéir à leur hiérarchie. C’est utile en temps de guerre… Oups, pardon, blague de mauvais goût. Non, en fait, si les ordres sont manifestement illégaux ou de nature à compromettre l’intérêt public, alors on a le droit de désobéir. Ouf.

L’autorité patriarcale

Ce lien de subordination, ou ce devoir d’obéissance, ressemble à s’y méprendre à la cellule familiale d’une époque aujourd’hui révolue : on attribuait les pleins pouvoirs au père.

Toute notre société s’est construite autour de l’autorité d’une figure de père se tenant au-dessus de nous, pauvres enfants écervelés, qu’il faut faire rentrer dans le droit chemin.

Une société patriarcale qui a perduré pendant des siècles. Une société patriarcale qui se fissure petit à petit et dont le monde du travail semble être l’un des derniers bastions. Je fais confiance aux jeunes générations pour renverser ce pouvoir établi et parvenir à trouver de nouveaux modes de fonctionnement, de nouvelles façons de travailler ensemble au lieu de travailler en compétition et aveuglément pour quelqu’un.

Bien sûr, aujourd’hui, il y a déjà des tas de responsables hiérarchiques qui sont humains, bienveillants et dont le but premier est de faire avancer le travail en bonne intelligence.

Mais il y a aussi encore un nombre indéterminé de chefs autoritaires – oui, j’utilise ce terme car il est encore utilisé dans les services où j’ai travaillé. Dans l’état d’esprit de certains services de l’État, le chef incarne l’autorité et on lui doit loyauté (j’ai parfois l’impression d’être dans les Chevaliers de la Table ronde…)

On omet qu’il est avant tout responsable du bon déroulement d’une activité, d’une mission.

Il y a donc des chefs qui sont convaincus que les agents leur doivent obéissance et que leur mission première est de veiller à ce qu’ils fassent bien tout ce qu’on leur demande et de la façon dont le chef l’a décidé.

Et si je ne remets pas en cause le fait qu’il faille bien quelqu’un pour trancher, prendre des décisions et faire avancer les choses (quoique…), ces chefs-là oublient tout cet aspect de leur fonction pour se concentrer sur le contrôle des agents sous leur autorité.

Tu vois venir le désastre…

Autonomie et reconnaissance

Honnêtement, quand je suis passée du privé au public, j’ai pris une énorme claque. Je ne vais pas comparer avec l’univers ouvrier – où j’ai fait également une brève incursion – qui répond à un autre système de contrôle et de hiérarchie.

Je suis donc passée d’un environnement de travail où j’avais toute l’autonomie nécessaire à la réalisation de mes objectifs, à un environnement où chacune de mes actions étaient contrôlées et vérifiées. Exemple qui me vient en tête : je devais d’abord montrer mes mails à ma cheffe avant de les envoyer jusqu’à ce qu’elle finisse par valider que j’avais le droit de le faire toute seule. Il ne s’agissait pas de communication complexe à l’extérieur du ministère, non, simplement des demandes de documents aux services internes au ministère…

Dans le privé, l’objectif est de faire perdurer l’entreprise, que le bénéfice soit toujours plus grand et pour ce faire, on donne des objectifs aux salariés, on cherche à les motiver en leur proposant des récompenses. Ce n’est pas mieux ou moins bien, c’est différent.

Dans la fonction publique d’État, le but est d’accomplir des missions de service public, déployer et mettre en application les politiques du ministère qu’on sert, avec les moyens du bord.

On ne cherche pas à motiver les agents, ils doivent être naturellement motivés parce que la mission est « noble ».

Le système de récompense est la promotion (ah le principe de Peter, tu connais ?), qui, à défaut d’être une réelle augmentation de salaire, permet d’apporter une reconnaissance à l’agent promu. Mais ce système est très lourd et proportionnellement bien peu d’agents sont en réalité récompensés, bien souvent plutôt vers la fin de leur carrière.

La seule reconnaissance dans la fonction publique, c’est d’être chef. Cette fonction s’accompagne de délégation de signature (ah le pouvoir !), de la faculté de valider les congés des agents et de les « noter » (encore le pouvoir), et du soutien sans faille de la hiérarchie au-dessus (la légitimité, la toute puissance).

Un chef ne désavoue pas le chef placé sous son autorité et, quand un agent a un problème, il doit nécessairement en référer à son chef direct. C’est un crime de lèse-majesté que d’aller voir le N+2 pour relayer une situation. Imagine donc l’angoisse quand ton problème, c’est ton chef direct : tu te retrouves coincé(e).

Il ne te reste plus qu’à espérer que le syndicat de ton organisation soit efficace, ou aller voir le médecin de prévention. Mais en aucun cas la hiérarchie ne prendra ton parti, parce que tu dois obéissance à ton chef et à tous ceux au-dessus. En gros, prends sur toi ou va voir ailleurs si l’herbe est plus verte.

La plupart du temps, ça se passe bien – enfin, j’aime à penser que c’est le cas. Les chefs sont des humains comme les autres, avec leur vécu, leurs émotions, leurs opinions. Avec la plupart des chefs que j’ai eus dans ma carrière, la discussion était ouverte. Et même si au final, la décision lui revient, nombreux sont ceux qui savent instaurer un dialogue avec les agents, expliquer leur décision afin que tout le monde y adhère.

Questionner le système ?

Mais il y a aussi les chefs qui font des crises d’autorité. Ceux-là font du mal au travail. Ils abîment l’image que les agents ont d’eux-mêmes, font perdre le sens du travail et démotivent totalement.

Le truc, c’est que bien souvent, ils ne font pas exprès ! Il n’y a pas de formation de manager. Je veux dire une vraie formation. Pas juste un module d’une journée où un prestataire extérieur du privé explique comment ça se passe dans le privé.

Dans la fonction publique, on devient rarement chef parce qu’on a détecté un bon potentiel de manager. Non, souvent, on place les chefs en fonction du concours qu’ils ont obtenu ou, parce qu’ils sont experts dans leur domaine, on se dit qu’ils feront des bons chefs. Je m’inclus dans le lot, pour avoir été placée en position de cheffe, en revenant de congé maternité, parce que j’étais la plus gradée et qu’on avait besoin que quelqu’un s’occupe des conflits récurrents d’une équipe, sans qu’on se questionne sur la pertinence de cette proposition.

Il est très difficile de remettre en question le système en général, alors dans la fonction publique, j’aime autant te dire que c’est mission impossible. De l’extérieur, on peut avoir l’impression, avec les grèves, les syndicats, que les agents ont le pouvoir. C’est une minorité, il y a peu d’agents qui ont un véritable pouvoir de nuisance et ceux qui pourraient l’avoir n’ont pas de réel droit de grève.

Quand tu remets en question le comportement de ta hiérarchie, on te répond que sans ce travail, tu serais au chômage (du vécu) ou que si tu n’es pas content, tu n’as qu’à te trouver un poste ailleurs (collègues…), ou encore que c’est pire ailleurs alors bon courage (entendu récemment d’une cheffe d’unité dans mon service).

Je trouve tellement dommage de casser la motivation des agents en essayant de les faire rentrer absolument dans un moule, qui ne fonctionne pas toujours, qui ne correspond pas nécessairement à ce que les usagers attendent non plus, qui n’est plus en accord avec son temps.

Les temps changent…

J’ai souvent envie de leur rappeler, à ces chefs abusant de leur autorité, qu’ils travaillent pour le bien commun ou celui de l’entreprise et non pas pour assouvir leur soif de pouvoir. Qu’il suffit d’ouvrir la fenêtre pour voir ce qui se passe dehors et qu’il y a des tas de bonnes choses à prendre pour améliorer notre performance et notre qualité de vie au travail au-lieu de rester accrochés à des règles qui n’existent que dans leurs têtes.

Je ne suis pas une super-héros Marvel, je ne vais pas changer, ni sauver le monde (a-t-il vraiment besoin d’être sauvé d’ailleurs ?) J’espère voir les usages et coutumes changer avec le temps. Le changement, c’est bien l’une des choses qui effraie le plus les petits chefs.

Pourtant, qu’il soit bon ou mauvais, le changement est l’essence même d’une organisation. Si elle ne change pas, elle finit par s’autodétruire, si elle change trop vite, ou de manière trop forcée, elle va dysfonctionner.

La nouvelle génération ne laissera pas la culture du chef autoritaire perdurer.

Alors, même s’ils sévissent encore aujourd’hui dans certains services, qu’ils mènent la vie dure aux agents, je ne peux m’empêcher de les observer avec une pointe d’amusement.

Petits chefs autoritaires en tout genre, vous êtes une espèce en voie de disparition. Et personne ne vous regrettera quand vous serez chassés par les changements impulsés par les générations futures.

9 commentaires sur “La culture du petit chef

  1. Bonjour,
    Je fais suite à ton article : attention pour la désobéissance : ordre manifestement illégal ET de nature à compromettre un intérêt public. C’est cumulatif donc l’un sans l’autre ne suffit pas. Personnellement, je suis responsable de service dans la fonction publique et malheureusement on est souvent obligé de pister les agents. Pas tous heureusement et certainement pas plaisir. En référence au statut, on ne peut malheureusement pas se « débarrasser » de certains et je pense que tu en as croiser : celui qui fait 50 fautes de français dans un mail « , ou qui s’adresse à un usager de manière insultante (et régulièrement ), qui arrive en retard systématiquement (alors qu’on a déjà adapté ses horaires), qui ne bosse pas et fait reposer toute la charge de travail sur les collègues de bonne volonté . C’est le périlleux sens de notre boulot de privilégier le service public et (surtout ?)le bien être des agents … les stats ne sont que des chiffres et comme je leur dis souvent « on n’est pas là pour sauver des vies, ce qui n’est pas fait aujourd’hui, on le fera demain ! »

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    1. Merci pour la précision, je ne suis pas entrée dans le détail effectivement.
      Et oui j’ai connu en tant que responsable, des agents avec qui c’était compliqué, mais pour ma part ça s’expliquait souvent par un historique dans le service et/ou problèmes perso qui empiètent sur le travail… Chaque situation est différente… J’aime ton relativisme dont tout le monde ne sait pas toujours faire preuve !
      On est globalement plutôt bien lotis mais j’ai vu trop de gens dans différents services à différentes échelles se rendre malades à cause d’une hiérarchie (et j’entends par là toute la chaîne pas nécessairement juste le manager de proximité…)…

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  2. Ça fait 12 ans que je suis dans le privée, manager d’équipe, et même s’il y a en effet des différences de fonctionnement avec le public, on a aussi malheureusement notre lot de petits chefs. Beaucoup deviennent manager car c’est l’evolution logique de carrière, sans savoir si c’est un poste fait pour eux (mon cas). Et les formations pour les managers sont très rares. Même si la situation évolue positivement et que ces petits chefs sont de plus en plus rare j’ai néanmoins un doute sur leur éradication complète…

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  3. Je crois que tu as une vision un peu trop positive du privé. Je n’ai jamais travaillé dans le public mais je retrouve beaucoup de similitudes avec mon travail.

    Ici aussi on a des cheffaillons (et cheffaillonnes !) qui ne se sentent plus de leur pouvoir, qui veulent faire du micro management inutile, qui n’ont aucune idée de se que font leurs équipes mais qui donnent quand même des ordres (stupides), qui ne sont de garde aucun jour ferié, qui te parlent comme un moins que rien… Heureusement il y en a peu ! Mais quand il y en a, inutile aussi d’aller voir le N+2, en plus c’est souvent lui qui a nommé, choisi le chef.
    Dans le privé non plus, les managers ne sont pas choisis pour leurs compétences de gestion d’équipe ou leur bienveillance et ils n’ont pas de formation. Plus par copinage !

    L’objectif des employés est de garder leur travail et des petits chefs de garder leur petit pouvoir. La survie de l’entreprise ou les bénéfices, c’est pour les grands chefs (qui ne sont pas forcément mieux mais c’est un autre problème).

    Et pour ce qui est de motiver les employés avec des primes, c’est loin d’être le cas de tout les employés et c’est souvent très mal fait. Dans ma boite actuelle, les vendeurs ont des primes lors de la signature du contrat en fonction du montant du contrat. Ce qui fait qu’ils sont tout à fait capable de vendre des produits en rupture de stock ou qu’on ne fait plus (ca sera au service clientèle de se débrouiller avec la colère du client) et de se moquer des délais de livraison ou même de l’absence de livraison au client.

    Mais je suis d’accord avec ta conclusion, je trouve que ca s’améliore et je rêve du jour ou les cheffaillons autoritaires et stupides disparaîtrons !

    (Un petit peu éloigné de ton article mais une petite anecdote m’y fait pensé. Un copain a trouvé un boulot dans une petite boîte de 10 personnes où il n’y avait pas de chef. Un travailleur = une voix. Chacun pouvait discuter de ce que l’entreprise voulait faire et de comment y arriver. Ca leur laissait une grande marge de manoeuvre car il y avait une grande confiance pour tous les employés. Il y a tenu 9 mois après il a cherché un autre poste car le fait de ne pas avoir de consignes précises et directes, quelqu’un qui l’évaluait et de devoir participer aux grandes décisions de l’entreprise, ca le stressait trop. Il ne voulait pas réfléchir à la vie de l’entreprise, juste effectuer (correctement) les tâches qu’on lui confiait! Il lui manquait justement un chef (sympathique si possible). C’est dommage, j’aurais rêver de bosser dans une telle boîte!)

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    1. Merci pour ton commentaire ! Désolée si ça donnait l’impression que je vois le privé plus positivement, je sais bien que tout n’y est pas rose (j’y ai travaillé aussi, c’était pas toujours reluisant!)
      Le type d’organisation de ton copain émerge de plus en plus, et je comprends l’aspect stressant qu’il a pu ressentir… Il faudrait que chacun puisse être dans un type d’organisation qui lui convient et j’ai l’impression qu’on va vers ça… Et c’est cool!

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  4. Bonjour,

    Vaste programme…
    Je ne pense pas que ce soit une caractéristique du public plus que du privé.
    Des p’tits chefs et cheftaines, il y en a partout.
    Je pense que cela est plus lié à la taille de l’organisation concernée qu’à un statut en particulier. Il est vrai que certains milieux exacerbent plus le phénomène… Arrivé à une certaine taille, les éléments « parasites » arrivent à se fondre dans le milieu. Pour les chefaillons, un moyen simple de les identifier… Regardez dans les bureaux, surtout dans le public. Si vous trouvez une jolie rosace pleine de tampon, c’est qu’il y à là un lieu de pouvoir : le pouvoir du tampon.
    SI le courant ne passe pas du tout avec le personnage du lieu, vous allez avoir toute la peine du monde à faire avancer vos dossiers, quel qu’ils soient.
    L’un des gros avantages du public sur le privé, c’est la dilution des responsabilités. Et la propension à mettre ceinture et bretelles, tout en se préservant avec le parapluie le plus large possible.
    Je suis dans un milieu mixte, avec des salariés ayant soit un contrat de droit privé, soit un détachement de leur administration. Ce n’est pas le statut qui génère les p’tit chefs, c’est l’appétit d’argent et de pouvoir qui fait que certains sont prêts à tout.

    Merci pour vos éclairages

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    1. Merci pour le commentaire.
      J’aime beaucoup l’image de la rosace pleine de tampon… Et oui, je suis d’accord sur le fait que les petits chefs sont le produit d’une organisation qui a pu les laisser proliférer, privé ou public…
      La dilution des responsabilités dans le public oui, ça peut vraiment poser souci et ça explique une partie de la lenteur administrative…

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  5. Excusez-moi mais cet article et les commentaires me font un peu sourire par les généralités qu’ils dégagent. Dans mon métier, j’approche de très près organisation, manager, grand patron, AM/tech, ouvrier, ingé, etc. public, privé, « semi-privé » toussa toussa. Je suis profession libérale dans le vrai sens du terme : on m’appelle pour mon savoir-faire, je ne vais pas chercher le client. Juste pour situer mon regard qui est donc avec beaucoup de recul. Mon résumé est plutôt celui-ci : certes, le public a du retard, le gouvernement transforme le code du travail avec des contraintes de délai pour le privé mais le public a plus de mal à se mettre au diapason. Mais cela ne change rien à cette relation de pouvoir en réalité. Ici comme ailleurs, dans le public comme dans le privé, tout dépend de l’orientation générale donnée par plus haut. Je connais des usines où les ouvriers ne se gênent pas pour aborder directement leur direction générale en visite (quitte à se faire traduire par leur téléohone) ou leur directeur et signaler que tel chefaillon agit à l’encontre des intérêts clients ou commerciaux, et je connais des DGS qui reçoivent tout agent qui en fait la demande. À l’inverse, j’ai vu le mal que peut faire le chefaillon obnubilé par ses propres objectifs lorsqu’ils sont essentiellement de productivité ou quantitatif.
    Ce que je veux dire, c’est que ça dépend vraiment des personnes en réalité. Après, je vais dans le sens conclusif de cet article : cet état d’esprit quasi malveillant est de plus en plus souligné, et devrait tendre non pas à disparaître mais au moins à devenir plus marginal. En tout cas, pour l’avoir connu en job étudiant, je plussoie : c’est juste insupportable d’avoir un chef qui te bousille presque la qualité de ton travail à cause d’un problème d’assurance personnel, qu’ils aillent donc soigner ça chez un psy 😉

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