Chapitre 2 : Sélim

Chapitre 2 : Sélim

« Tu n’es qu’un fainéant, un bon à rien, tu nous fais honte ! »

Enfin, mon père si peu loquace d’habitude a exprimé plus de trois mots d’affilée. Je devrais au moins prendre cela pour un accomplissement.

« Tu n’es qu’un fainéant, un bon à rien ! Après tout ce que l’on a fait pour toi, c’est comme ça que tu nous remercie ? On t’a tout donné, tout ! Et toi tu nous craches à la figure ! »

Ils ont raison mes parents, ils m’ont donné beaucoup. L’école privée, les cours particuliers, le tennis… Ils ont sacrifié beaucoup, pour que je vive une vie plus confortable que la leur et voilà ce que j’en fais.

Je reste là prostré à fuir les autres, le monde. C’est évident que je suis un raté. Même Sahara, du haut de ses quatorze ans, fait mieux malgré son indéniable superficialité. C’est sûr que ma mère lui offre un exemple parfait.

Je crois que ce qui m’a le plus blessé, ce n’est ni les insultes du paternel, ni les larmes de ma mère, mais le fait de voir dans leur regard ce que je déteste le plus en moi aujourd’hui. Il ne reste plus grand-chose du jeune loup qui voulait Sciences-Po, puis l’ENA puis la haute fonction publique… et qui a obtenu ce qu’il voulait. Il ne reste plus qu’un vieux machin tétanisé à l’idée de franchir le seuil de la porte de sa chambre.

Ma chambre aussi se moque de moi, coincée entre mes ambitions, avec tous ces livres de préparation au concours, et ma décadence. Les restes de nourriture s’entassent, ma poubelle déborde, mes vêtements s’empilent. J’avais lu quelque part que ce type d’environnement était favorable à l’apparition de nuisibles. J’en ris presque, en imaginant la tête de ma mère si en plus de tout ça, ma chambre devenait le point de départ d’une infestation. En réalité ce n’est pas drôle, pourtant ça me fait sourire. Et Dieu seul sait qu’il n’y a pas grand-chose qui me fait sourire en ce moment.

Pourtant j’avais bien préparé cette discussion, je l’avais jouée un nombre incalculable de fois dans ma tête. J’allais attendre qu’ils viennent comme toutes les semaines me demander où j’en étais de ma recherche d’emploi, quand prenait fin ma disponibilité du ministère des finances. J’attendrai qu’ils m’aient demandé si j’avais perdu un peu de poids, combien de fois j’étais sorti cette semaine.

J’attendrai et là, je leur dirais que je pense être un hikikomori. Mon père ferait certainement une blague sur le fait que ça ressemble beaucoup plus à un nom de maki dans un restaurant japonais qu’à une vraie maladie. Je pourrais leur expliquer d’abord en quoi ça consiste – un état psychosocial qui fait se sentir accablé par la société et qui donne le sentiment de ne pas pouvoir atteindre ses objectifs de vie. Il serait faux de croire que seuls les Japonais peuvent être touchés. Je pourrais leur dire ensuite que je ne suis qu’au début de cette prise de conscience, que ce que je vis ressemble bien plus à un grand renoncement qu’à une dépression.

Ce que je n’attendais pas c’était la colère de mes parents. Ma situation les renvoyait à leurs attentes me concernant. Se sentent-ils en faute de m’avoir poussé, de m’avoir donné toutes les clés pour réaliser mes ambitions, de m’avoir toujours encouragé à avoir de hautes aspirations ? Ont-ils honte vis-à-vis de leurs amis ou de la famille ? J’en viens à penser que ma disparition est la seule solution pour préserver tout le monde.

Cela fait plusieurs semaines que j’y pense. J’ai envisagé de nombreuses solutions pour mettre fin à mes jours mais aucune ne m’a réellement convenu. Les risques de me rater sont trop importants. Ma mère ne se priverait pas de m’enfoncer : « Même te tuer, tu n’es pas capable de le faire correctement ! Le fils de ma copine, tu sais, celle avec laquelle je fais du stretching le lundi matin, il a pris trois Dolipranes et voilà le tour était joué. Alors que toi, il faut toujours que tu me fasses honte, tu ne réussis jamais rien. » Ma génitrice, c’est l’opposé exact de mon père, elle a toujours une histoire à raconter. Toujours. Elle est assommante. Par contre, pour mettre en avant ma nullité, ils sont raccord.

Le suicide est donc une mauvaise idée, c’est pour cela que j’ai commencé à envisager très sérieusement de littéralement disparaître au cas où je n’arriverais pas à trouver un moyen de continuer à supporter d’être un poids pour ma famille. Alors, comme j’ai beaucoup de temps libre, je suis allé explorer le Darknet. J’en avais entendu parler en lisant des polars, cela me paraissait complètement fou mais en fait, en cherchant un peu et en laissant des messages dans des forums, on trouve rapidement des moyens d’y accéder. Au début, j’étais tellement ébloui par ce que j’ai découvert que j’en ai oublié ma solitude, mon mal-être et mon envie de disparaître. Je pouvais, si je le voulais, embaucher un tueur, faire disparaître un corps, élaborer des scénarios de meurtres parfaits et machiavéliques. Sur les forums, des anonymes partagent leurs expériences transgressives et c’est passionnant de découvrir cette facette de la nature humaine. Rapidement pourtant, je me suis recentré sur mon objectif premier et j’ai cherché un moyen de mettre en scène ma disparition. J’ai fini par chatter avec un homme qui m’a aidé à élaborer un scénario probable.

Et voilà, après la réaction de mes parents, j’en suis persuadé, le jour où je vais devoir m’évanouir dans la nature est arrivé. J’ai tout anticipé, je peux vivre un an dans le local que j’ai loué. Personne ne saura où je suis, on me croira mort et je pourrais peut-être réussir à me soigner. J’ai repéré un psychologue qui aide les jeunes comme moi grâce à des consultations en ligne. Et lorsque je reviendrai, en pleine forme, que j’aurai réussi à travailler à nouveau et que je serai prêt à passer de nouveaux concours, mes parents seront fiers de moi !

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