Chapitre 5 : Trop c’est trop
— Chloé, rentre voir papa. Demande-lui de préparer le petit-déjeuner.
Chloé ronchonne un peu.
— Allez, dis-lui que tu as le droit à des gaufrettes au chocolat !
Ni une, ni deux, la petite gourmande part en trombe. Anna décide de faire le tour du jardin. Elle a le sentiment d’être observée. Elle entend un tintement très léger et il lui semble entrevoir du coin de l’œil le même animal à plusieurs queues que la veille.
— Victor !
Anna s’impatiente. Elle a froid, elle a faim, elle a l’impression que sa nuit reposante s’envole à grande vitesse. Après avoir minutieusement fait le tour du jardin, elle se prépare à rentrer quand elle remarque quelque chose d’étrange au pied du camélia.
L’air semble flou au pied de cet arbuste incongru, comme si une nappe d’air chaud en baigne le pied. Elle s’approche, faisant craquer la fine couche de glace dont le froid de la nuit a encroûté la neige, pour toucher le tronc. Soudain, elle sursaute en entendant la voix de Nicole qui la hèle depuis le perron. Elle se retourne vivement, suffisamment rapidement pour voir une ombre passer sur les traits de Nicole. Elle se redresse et fait un signe à Nicole. Celle-ci descend vers elle, lui demandant ce qu’il se passe. Anna lui explique « il y a de l’air chaud près du camélia ». Nicole lève un sourcil sceptique « ma chère Anna, ce pauvre camélia a été coupé il y a des années ! Comment savez-vous qu’il était planté près du puits ? »
Anna regarde par-dessus son épaule. A son grand désarroi, plus de trace du camélia, seul le puits est là, le couvercle recouvert de neige. Nicole attrape la jeune femme par le bras « venez ma chère, c’est l’heure du petit déjeuner, inutile de nous attarder dehors, vous allez prendre froid ». Anna baisse la tête, perplexe, et se laisse entraîner vers le chalet. Elle ne remarque pas que seuls ses pas laissent des traces.
Joshua est vautré dans un fauteuil club, face à la cheminée « Ah ! Te voilà ! Pourquoi es-tu sortie aussi vite ?! Victor était dans la salle de bain, pas dehors ! ». Avec meilleure humeur, il pointe du doigt le foyer « Tu as vu ? Jean est venu ranimer le feu. C’est tellement agréable ! » Anna reste songeuse. Est-ce que l’ombre qu’elle a aperçue pouvait être Jean ? Elle se hâte vers la cuisine, pensant y trouver Nicole. Personne. Elle pivote sur ses talons pour se retrouver face à elle. Elle bondit en arrière et le coin de la table lui heurte violemment la hanche. Elle frotte sur la zone meurtrie. « Ah Nicole ! Vous m’avez fait peur ! Je ne vous ai pas entendu arriver ». Nicole esquissa un fin sourire « oui… on me le dit souvent. Je me déplace aussi silencieusement qu’un… » Un frémissement parcourt Anna alors qu’un courant d’air glacial pénètre la pièce. Soudain, derrière elle, des bruits de cuisine se font entendre. Elle s’aperçoit alors avec stupéfaction que Jean est en train de préparer le petit déjeuner. Elle est pourtant certaine que la cuisine était vide quelques instants auparavant.
Anna s’isole dans la salle de bain et sans qu’elle ne comprenne pourquoi, des larmes dévalent ses joues. Que se passe-t-il ? Est-ce elle qui devient folle ?! Ces vacances ne sont pas du tout ce qu’elle avait imaginé.
— Maman ?
Victor entre dans la pièce emplie de buée.
— Tu es triste ?
— Non mon chéri, juste un peu perdue.
— Tu sais, papa dit que j’ai été vilain ce matin de me cacher, que vous m’avez cherché partout. Mais j’étais pas caché ! Je vous voyais, je vous parlais. C’est vous qui ne m’entendiez pas ! Heureusement que la gentille dame m’a donné un gâteau pour me consoler.
— La gentille dame ? Tu veux parler de Nicole ?
Devant le signe d’acquiescement de son fils, Anna s’essuie les larmes. Il faut qu’elle ait une discussion franche avec leur hôte estimant que la mascarade a assez duré. Dans le salon, elle découvre Chloé concentrée au-dessus d’une vieille boîte en fer-blanc, profitant de la chaleur des flammes qui dansent dans l’âtre.
— Qu’as-tu trouvé ma chérie ?
Chloé brandit triomphalement quelques clichés jaunis.
— Regarde maman ! C’est la maison ! Et là, il y a Jean et Nicole.
— Ce n’est pas possible Chloé, ces photos ont plusieurs décennies !
Cependant, quand elle regarde les clichés, la ressemblance la frappe de plein fouet. Il n’y a aucun doute possible. Le couple qui les accueille est identique à celui sur les photos jaunies par le temps.
— Où as-tu trouvé cette boîte ? bégaye Anna
Chloé ne répond pas. Anna devine que sa fille a fait quelque chose qu’elle pensait ne pas avoir le droit de faire.
— Peu importe, ma chérie. Je voulais discuter avec Nicole, voici une raison supplémentaire.

Anna sort précipitamment de la pièce. Elle se retourne brusquement, Chloé a disparu à son tour. Anna lève les yeux au ciel. Elle ne panique pas cette fois. Elle pousse un juron. Où est Nicole ?! Son hôte lui doit des explications !
La cuisine est vide. Anna presse le pas. Elle manque de renverser Joshua qui arrive les bras chargés de victuailles.
— Ouh, fais attention ! Tu as vu ce que j’ai trouvé ?! Nicole m’a demandé de descendre à la cave. Elle m’a dit qu’il y avait tout ce qu’il fallait pour le réveillon, que je pouvais choisir ce qui nous faisait envie et… de fait ! Il y a un immense congélateur bondé de mets tous plus appétissants les uns que les autres. Tu avais raison de réserver cette maison d’hôte, c’est le paradis ici !
Anna le regarde d’un œil torve. Pourquoi son mari ne voit-il pas que ce chalet est étrange, voire flippant ?
— Chloé ne t’a pas rejoint ? lui demande-t-elle la voix tremblante.
— Anna, je ne sais pas ce qui t’arrive, mais tu m’as l’air un peu perturbée depuis le début de nos vacances… pour ne pas dire complètement à côté de toi-même !
— Perturbée ? Parce que tu ne l’es pas toi ? D’abord les enfants qui disparaissent et réapparaissent à longueur de journée, nos hôtes qui en font au moins autant, l’impression que dans ce chalet rien n’est réel et tout n’est qu’illusion, et toi qui semble trouver toute cette agitation absolument normale !… Oui ça me perturbe !
— Allons, allons…
Sans laisser Joshua terminer, Anna tourne les talons, attrape son écharpe et sort se promener. Le vent froid sur son visage, la neige qui crisse sous ses pas, voilà des sensations normales et réelles qui lui permettront de remettre ses idées au clair. Est-ce le froid ou la lassitude de ces vacances qui ne ressemblent en rien à ce qu’elle avait imaginé ? En tous cas, en marchant, Anna pleure silencieusement.