Descendante d’esclaves et de colons
L’été 2020, je suis allée pour la première fois aux Antilles. Au bout de 36 ans, j’ai enfin foulé la terre de mes ancêtres paternels. 36 années durant lesquelles j’ai construit mon identité en tournant le dos à tout ce pan de mon histoire. Comment aurais-je pu faire autrement alors que tout autour de moi m’incitait à l’ignorer ? On ne parle pas des Antilles à l’école, et presque pas de la traite des esclaves. En tout cas à mon époque.
J’ai appris, avec un effarement total, à 9 ans, en lisant « La case de l’oncle Tom » que l’esclavage avait vraiment existé et que mes ancêtres antillais en avaient été les victimes.
Et d’un autre côté, que mes ancêtres français avaient été les bourreaux.

Voilà, vis avec cette dualité maintenant !
Vis avec cette couleur de peau « mulâtre » aux Antilles, « métisse » en France. Vis avec cette éternelle question « tu es de quelle origine ? » qui m’agaçait tellement quand j’étais jeune.
Vis avec un père qui garde en lui les complexes d’un peuple noir ayant obtenu la liberté après 300 ans d’esclavage. Des complexes qui mêlent honte et fierté d’être ce qu’il est. Des complexes l’empêchant de nous apprendre le créole et de nous transmettre la culture antillaise.
Grandis avec des phrases assassines « Tu ne peux pas jouer avec nous parce que tu n’es pas blanche » « Tes cheveux sont bizarres/moches/ressemblent aux poils d’un mouton », et ces mains sans cesse pour les toucher. Intérioriser le fait d’appartenir à une « minorité visible ».
Construis-toi avec la conviction de ton père qu’il te faut être meilleure que les autres pour avoir les mêmes chances. N’oublie pas que si tu échoues, on ne verra que ta couleur de peau. Si tu réussis, on pourra peut-être l’oublier.
Écoute ta petite sœur te dire qu’elle voudrait être blanche, comme maman.
Et grandir pourtant avec ce sentiment d’appartenance à la culture française, à la pensée blanche, comme dit si bien Lilian Thuram. Ressentir ce snobisme envers les « Noirs », ceux qui affichent leur appartenance culturelle comme un bouclier pour se protéger des balles acerbes de « l’intégration ». Je rejetais ce côté antillais parce que je ne m’y reconnaissais pas. C’est la culture de ma mère qui a bercé mon enfance et ma jeunesse. J’ai grandi dans des classes où j’étais la seule fille de couleur et où tout le monde, y compris moi, oubliait ce détail. Quand on me demande d’où je viens, la réponse est comme une évidence pour moi : région parisienne, c’est mon fief, c’est mon enfance, ma jeunesse, c’est à Paris que j’ai connu mon mari, c’est là que sont toutes mes racines. C’est là que je me sens chez moi. Au milieu de la foule, des transports en commun, de la pluie, du melting-pot.
Alors il m’a fallu des années pour qu’émerge en moi l’idée d’aller un jour aux Antilles (et pourtant j’ai fait le tour du monde – tu vois à quel point j’étais bloquée là-dessus…) Mon père n’a jamais été très insistant pour qu’on y aille, et il est resté de nombreuses années sans y retourner alors qu’il y est né et y a vécu jusqu’à sa majorité.
Quand j’ai eu mes enfants, j’ai de nouveau questionné mon identité. Clairement métropolitaine mais mon visage ne peut cacher mon héritage antillais. J’ai eu les mêmes réflexes que dans mon enfance : dissimuler, cacher cette identité gênante. J’ai ressenti une forme de soulagement en voyant mes filles naître blanches. Je ne leur avais pas transmis mon fardeau – tout comme les femmes esclaves en ayant des enfants des maîtres, leur permettait de blanchir la lignée et de leur offrir un meilleur avenir. C’est terrible comme raisonnement, mais c’est la réalité de ce que fut l’esclavage et des séquelles qu’il a laissé derrière lui. On ne sort pas de 300 ans d’exploitation humaine sans laisser de traces.
Seulement, je ne voulais pas transmettre la honte. Alors, j’ai commencé à m’intéresser aux Antilles – oui, je connaissais mieux l’histoire du Cambodge ou de l’Australie que celle de mon île.

Et enfin, nous avons fait le voyage en famille, en même temps que mon père et ma sœur. J’ai pu enfin voir cette île d’où il vient, d’où je viens.
Outre la beauté des paysages, la diversité de la faune, de la flore et le climat tropical, j’ai été frappée par l’absence de cette histoire d’esclavage. Au sein même de l’habitation Clément, un site emblématique du rhum, avec l’habitation bien conservée, aucune trace des hommes qui ont travaillé là. A croire que les cannes à sucre ont toujours été exploitées par les machines. A moins que je n’ai pas bien lu tous les petits panneaux, à moins que je sois passée à côté. Mais comment passer à côté du fait que c’est à la sueur des hommes que se faisait l’exploitation de la canne à sucre ? Comment oublier qu’autour de l’habitation intelligemment pensée pour rester fraiche, il y avait les cases des esclaves ?
Il y a un seul lieu sur l’île qui retrace l’histoire et explique les mécanismes de l’esclavage, quelles étaient les conditions de vie et surtout, c’est important : comment les esclaves ont été eux-mêmes artisans de leur libération.
C’est l’endroit qui m’a le plus marquée, outre le fait qu’il y faisait une chaleur étouffante (ah oui, je t’ai pas dit, mon père vient des Antilles, mais je ne supporte absolument pas la chaleur, ça me rend très irritable !). Pas de misérabilisme, loin de là, juste une histoire exposée, qui redonne aussi une place aux premiers habitants de l’île, ceux qui étaient là avant et qui ont été exterminés ou assimilés.
L’histoire des Antilles n’est pas une « belle » histoire. Elle fait tâche dans celle de la France, mais elle existe, elle est là, sous-jacente. Et tant que le travail de mémoire n’est pas accompli, alors elle continuera de venir hanter le présent, comme toutes les histoires ignobles qui parsèment les pays de ce monde.
L’histoire des Antilles n’est pas juste la mienne, c’est une histoire de l’Humanité, au même titre que toutes les autres.
Je ne suis pas dans ton cas vu que le plus loin que mes ancêtres connus sont allés est Orléans !
Mais j’ai un peu de mal à comprendre cette façon de se sentir responsable de ce qu’on fait nos ancêtres ou de devoir s’expliquer ou s’excuser. (Je parle de façon personnelle, c’est différent pour un pays.)
Je ne suis pas eux. Je ne suis ni une victime ni un bourreau.
Par contre, je suis d’accord sur l’importance de parler de l’histoire de notre pays, de communiquer sur ce qui s’est passer de bien, d’intolérable, les erreurs et les bonnes idées.
Je suis contente de voir qu’il y a un endroit à la Martinique qui parle de l’esclavage et de l’extermination des populations originaires de l’île. Il devrait y en avoir d’autres avec plus de témoignages. Et il devrait y en avoir d’autres en métropole !
On devrait aussi passer plus de temps sur le sujet à l’école. C’est vraiment important de connaître notre histoire pour éviter de la reproduire.
Par contre, 9 ans pour découvrir l’esclavage, ca ne me parait pas spécialement tardif. J’ai des enfants et je ne compte pas leur parler d’esclavage ou de guerre, torture et autres avant 8-9 ans si j’en ai la possibilité. Bien sûr, si ils ont des questions, j’y répondrais du mieux que je peux. Mais j’essayerai de leur en parler avant qu’ils ne le lisent dans un livre.
Et j’espère que les jeunes générations seront moins attachées à la couleur de peau ou aux origines géographiques. J’espère que le melting pot qui s’accélère nous aidera à passer outre les différence physiques !
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Merci pour ton commentaire bien fourni !
C’est un ressenti personnel, et chacun le vit différemment évidemment.
Les choses évoluent tout doucement, et je ne doute pas qu’avec le temps toute cette confusion autour des questions de différences et de passé esclavagiste s’estompera.
Mais ça prend du temps, énormément de temps.
9 ans n’est pas tard bien sûr, c’est juste que pour moi ça a été violent car je n’avais pas encore pris conscience de l’héritage, la marque laissée par mes origines.
Malheureusement pour ma part j’ai déjà dû parlé de la guerre à mes enfants, l’actualité étant bien présente malgré tout dans leur quotidien, même s’il n’y a pas la télé chez nous!
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Je suis un peu par terre, parce que j’aurais pu écrire absolument mot pour mot cet article (sauf pour Paris, et j’ai un an de moins, mais ce sont pratiquement les seules différences), je ne savais pas que nous avions ce point commun ^^
Donc tout pareil, j’ai moi aussi passé mon enfance à rêver d’avoir les yeux bleus comme ma mère, à regretter d’avoir les « mauvais » cheveux (on a toujours une relation compliquée eux et moi, maudites princesses disney des années 90 à la chevelure raide… Mais je ne les défrise plus !) et à ne pas mentionner les Antilles quand on me demandait d’où je venais (j’ai pourtant un gros accent du lieu où j’ai grandi et ça m’agaçait prodigieusement que cela ne suffise pas aux gens et que mon teint leur fasse toujours insister « non mais y a pas autre chose ? » ). Mon père m’en a aussi très peu parlé (comme le tien, parler créole était interdit et on ne lui a parlé que de « nos » ancêtres les gaulois à l’école, bref…), on y est allés une fois quand j’étais petite, mais sinon il s’est également énormément adapté à son pays d’adoption (et déteste la chaleur…).
Par contre, depuis quelques années, je me suis réconciliée avec cet héritage, en particulier depuis que j’ai découvert l’origine de mon nom de famille (c’est un de ces noms inventés en 1848 lors de l’abolition de l’esclavage, quand on a nommé tous les nouveaux libres) ; c’est vraiment pas donné à tout le monde de pouvoir dater l’apparition de son patronyme, et seule ma famille le porte dans le monde entier, du coup j’en suis super fière, je l’ai gardé en me mariant et l’ai même transmis à ma fille (qui, pour le coup, est blonde aux yeux bleus…) ! On a d’ailleurs prévu d’aller faire un tour là-bas dans quelques années, quand elle sera assez grande pour en profiter 🙂
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Oh c’est génial que tu aies autant d’info sur ton patronyme et que tu aies pu le transmettre à ta fille (même combat avec les yeux bleus !! 🙂
Je comprends très bien le « non mais y a pas autre chose ? »; qu’est-ce que ça a pu m’agacer, je l’intériorisais tellement… C’est fou la marque laissée et la similitude entre les réactions de nos pères ! Le mien déteste la chaleur aussi et est même devenu allergique aux fruits de mer qu’il dévorait petit…
Je suis contente d’être beaucoup plus en paix et d’avoir pu y aller avec mes enfants, qui en gardent un souvenir de joie, de beauté, pas du tout associé à l’image que je pouvais en avoir moi-même.
Merci beaucoup pour ton commentaire, c’est si rare de trouver quelqu’un qui comprend parfaitement toute l’ambiguïté qui m’a habitée !
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❤
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Merci pour ton témoignage très intéressant. En effet, l’esclavage apparait très tard dans le programme scolaire et à titre perso je ne me souviens pas qu’on ait parlé des Antilles, mais surtout de l’Afrique. Je me suis intéressée à l’esclavage aux Antilles que tardivement, lors de mon voyage en Martinique mais aussi car j’ai visité l’endroit où a été retenu en captivité Toussaint Louverture, une homme politique qui aurait plus ou moins (selon les différents récits) joué un rôle dans l’abolition de l’esclavagisme. Sinon, si ça t’intéresse, je te recommande le livre Texaco et les autres romans de Patrick Chamoiseau sur l’esclavage en Martinique.
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C’est une belle quête que de chercher à rencontrer ses origines !
Si tu veux plus d’informations sur cette histoire, quand je travaillais au ministère de la culture nous avions travaillé sur un programme de recherche sur le patrimoine de la traite négrière et de l’esclavage, je ne connaissais pas du tout le sujet et les intervenants du colloque étaient passionnants. Tu peux lire les articles ici : https://journals.openedition.org/insitu/10026 – je te recommande celui d’Emmanuel Gordien sur les patronymes des anciens esclaves. Bonne lecture !
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Super, merci pour ce lien que je ne connaissais pas!
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Merci pour cet article, c’est très fort et profond, et aussi vraiment intéressant. C’est vraiment hallucinant qu’on n’entende pas parler de l’histoire des Antilles dans les programmes scolaires. J’ai découvert très très tard (je ne sais pas à quel âge mais j’étais déjà « adulte » je crois) que si les antillais sont colorés c’est parce qu’ils ont une origine africaine (je croyais que c’était le climat qui faisait ça – oui, je suis très naïve !) et qu’il y avait une histoire d’esclavage dans les îles. Donc je trouve ça hyper important d’en parler ! Surtout que je trouve ça très hypocrite en fait, d’un côté il y a la fierté d’avoir des îles françaises et de l’autre côté on ne parle pas de leur Histoire.
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Tu m’as fait rire avec ton explication de la couleur de peau des Antillais ! Mais ça illustre bien à quel point on ne parle pas beaucoup de cet aspect quand on parles des Antilles…
C’est sûr que c’est plus sympa de n’y voir que le folklore et d’en être fier !
Je vais suivre attentivement le programme d’histoire des mes filles pour voir ce qui a changé depuis les années 90… 🙂
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