Vivre un deuil compliqué
Tu vas peut-être te dire que j’ai choisi un thème bien sombre pour un premier article. Si tu n’es pas d’humeur à lire un témoignage un peu dur, je ne t’en voudrai pas si tu interromps ta lecture ici 🙂 Mais si tu es d’attaque, alors, avant de t’en dire plus, je précise ceci : si je raconte cet épisode de ma vie, ce n’est par goût du pathos, mais parce que c’est un élément incontournable de ma vie. Et même – bien malgré moi – de mon identité.

De quoi parle-t-on ?
La notion de « deuil compliqué » mérite une petite explication, car on dirait une lapalissade … puisqu’un deuil, c’est toujours « compliqué », non ?
Bien sûr. Il existe cependant un consensus selon lequel le deuil, la souffrance aiguë qu’il engendre, dure environ une année. Dans le cas d’un deuil compliqué, la souffrance est particulièrement intense et surtout, dure bien plus qu’une année.
Il existe des facteurs de risque susceptibles de causer plus fréquemment un deuil compliqué, les plus connus étant :
- des circonstances de décès difficiles : suicide, mort violente, décès multiples ;
- la répétition des deuils ;
- un lien affectif avec la personne décédée marqué par la dépendance et l’ambivalence ;
- la perte d’un enfant ;
- le fait de se trouver déjà en période de crise ou de déséquilibre ;
- l’absence de soutien psychologique et social.
N. B. : il ne faut pas confondre le deuil compliqué avec le deuil pathologique, qui correspond à la survenue d’une maladie physique ou mentale dans la période du deuil.
Pour en savoir plus, tu peux consulter l’article intitulé Deuil normal, deuil pathologique et prévention en milieu clinique, par Yves Philipin, paru dans InfoKara 2006/4 (Vol. 21), pages 163 à 166, consultable en ligne sur http://www.cairn.info.
Dans mon cas, que s’est-il passé ?
TW décès d’enfant, catastrophe aérienne.
Le deuil compliqué dont je te parle aujourd’hui est celui qui a suivi la mort de onze personnes de ma famille dans une catastrophe aérienne. Parmi eux se trouvaient cinq enfants que je connaissais bien et que j’aimais beaucoup. J’avais 17 ans, c’était l’année de mon bac, j’étais sur le point de quitter le domicile de mes parents pour partir étudier loin. On ne m’a proposé aucune aide, aucune écoute particulière, ni dans ma famille (je crois que chacun était trop muré dans sa souffrance pour pouvoir vraiment entendre celle des autres), ni au lycée – mes professeurs et le proviseur avaient pourtant été prévenus. Et, quelques mois auparavant, nous avions déjà perdu mon parrain, que j’aimais beaucoup, dans un accident.
Tu vois que je réunissais beaucoup de facteurs de risque parmi ceux cités ci-dessus.
Et donc, le deuil compliqué, ça s’est traduit comment, concrètement ?
TW pensées suicidaires.
Il y a eu bien sûr la douleur, la peine, le chagrin, très intenses. Mais surtout, envahissants, c’est-à-dire qui occupaient la totalité de mon temps de cerveau disponible. C’était particulièrement vrai lorsque je me trouvais seule et « inactive » : sous la douche, dans les transports, le soir dans mon lit. Et ça a duré… très longtemps. Pendant des années, je pleurais tous les soirs avant de dormir. Je croyais que c’était normal. Et quelque part, je ne souhaitais pas que ça cesse – puisque ne plus pleurer risquait de signifier « accepter » – accepter leur mort, qui pour moi demeurera toujours inacceptable.
Les effets secondaires de ce chagrin intense et très long furent de trois types :
- manifestations psychosomatiques : maux de ventre chroniques pendant plus de 3 ans,
- grande solitude : je n’ai noué aucune amitié, ni relation amoureuse, pendant plusieurs années,
- idées noires, automutilations et pensées suicidaires (je voyais le suicide comme une échappatoire possible si la douleur devenait vraiment trop insoutenable).
Je fais ici une aparté : avoir des idées suicidaires n’est jamais « normal », même en cas de deuil. Penser à se suicider doit toujours te conduire à consulter, au moins ton médecin généraliste. C’est grave, c’est dangereux, ce n’est pas normal. Il aurait été bénéfique pour moi, à cette époque, de le savoir.
Comment j’en suis sortie
Oui parce que je n’ai pas écrit cet article juste pour raconter des trucs tristes. Pour moi, la gestion de ce deuil s’est faite en trois étapes.
Étape 1 : fuir dans le travail et le sport (jusqu’à 2-3 ans après l’accident)
Ça tombait bien, c’était l’année de mon bac, puis je suis entrée en prépa, et j’ai fait énormément de sport. Cela réduisait mon temps de cerveau disponible pour les idées noires. Je suis sûre que d’une certaine manière, la prépa m’a sauvé la vie.
Étape 2 : trouver ma voie et nouer des relations fortes (jusqu’à 8 ans après l’accident)
Je suis entrée dans la grande école de mon choix, où j’ai noué des amitiés très fortes et où j’ai rencontré MonChéri. Puis, j’ai commencé à travailler. En bref, je suis devenue adulte. Cela a rendu mon deuil beaucoup plus supportable, car j’avais trouvé un équilibre personnel qui me donnait de la force.
Cela a surtout eu la vertu de me donner une identité autre que seulement « famille des victimes ». Étant adolescente au moment de l’accident, j’ai très mal vécu cet enfermement de facto dans une identité dramatique et que je n’avais, en aucun cas, choisie.
Étape 3 : avoir un soutien psychologique (8 ans après l’accident)
ENFIN, me diras-tu. Hé oui, j’ai mis plus de huit ans avant de consulter une psychologue à ce sujet. Et quand je l’ai fait, c’était en théorie à cause d’un gros chagrin d’amour. Sauf qu’au bout de 5 minutes, je ne parlais plus du chagrin d’amour mais de ce deuil.
Cette psychologue m’a beaucoup aidée car elle m’a dit deux phrases essentielles :
- « Les morts, il faut leur donner une place, sinon ils prennent toute la place. » J’ai suivi ce conseil en donnant à « mes » morts une place qu’on ne leur prendrait jamais : celle d’un tatouage en leur mémoire, sur les côtes, à gauche, contre mon cœur. Cela m’a soulagée. Je savais que ce tatouage ne s’effacerait jamais, je pouvais donc me permettre de penser un peu moins à eux.
- « Faire son deuil, ce n’est pas accepter la perte, c’est s’adapter à la perte« . Cette phrase m’a libérée car elle a conforté mon sentiment que ces décès resteraient inacceptables, et m’a signifié qu’il n’y avait pas besoin d’accepter pour avancer.
Mes conseils (à ceux qui en veulent)
Je n’ai nulle prétention à tout savoir sur le sujet. C’est en toute modestie que je partage ici quelques actions qui, je pense, peuvent aider, sans être miraculeuses non plus.
- En parler. Ça paraît évident mais il faut le redire : parler fait du bien. La question est : en parler à qui ? Il me semble que, au sein de la famille, la souffrance est souvent trop intense, pour tous, pour qu’il y ait une écoute de qualité. La souffrance enferme et rend inapte à soulager celle des autres. C’est pour cette raison que parler hors du cercle proche du défunt me paraît bien mieux : un ami à soi, qui ne connaissait pas (ou pas trop) le défunt, une association, un psychologue si on en a les moyens.
- S’informer. Connaître et comprendre ce qui se joue lors d’un deuil aide grandement à le vivre. Il existe de nombreux sites ressources, mon préféré étant https://mieux-traverser-le-deuil.fr. (eux, en tout cas, n’essaient pas de te vendre quelque chose).
- Ne pas négliger la souffrance des enfants. Il est fréquent qu’en cas de deuil, les enfants ou adolescents expriment peu de choses. On est alors tenté de dire qu’ils sont forts, résilients. Il n’en est rien. Simplement, souvent, le milieu familial, où ils voient leurs parents ou autres adultes souffrir intensément, n’est pas propice à l’expression de leurs souffrances ou angoisses. Ils « sentent » bien qu’il ne faut pas en rajouter, se sentent parfois illégitimes d’être tristes eux aussi. Bref, il faut leur offrir l’occasion de s’ouvrir sur le sujet hors de leur famille, même s’ils semblent aller très bien.
- Savoir que le temps psychique n’est pas le temps réel. En matière de deuil, le temps est ô combien relatif. Les années, parfois, ne comptent pas. Parfois, on reste bloqué à un stade du deuil pendant longtemps, très longtemps. Au-delà d’un an donc, on parle de deuil compliqué et il est judicieux de consulter. Mais, en soi, ce n’est pas pathologique et il ne faut pas se sentir illégitime de continuer à pleurer très longtemps après.
- Oser fuir. Ou plutôt, oser faire ce qui nous fait du bien. J’ai souvent entendu « il fuit dans le travail » ou « tu fuis dans le sport« . Soit. Et alors, si ça nous fait du bien ? Le problème, à mon avis n’est pas de « fuir » dans une activité qui nous fait du bien (je précise qui fait du bien : une addiction ou une activité dangereuse, ce n’est pas quelque chose qui fait du bien), mais d’oublier de prendre soin de soi.
- Prendre soin de sa santé. Le deuil est un moment de fragilité psychique mais aussi physique : il est fréquent d’avoir mal partout, de déclarer certaines maladies, et ce n’est pas que dans la tête ! Or, on n’a pas l’énergie ni l’envie de prendre soin de Il faut être conscient qu’on est plus vulnérable que d’habitude et que donc, il est nécessaire de déployer davantage d’effort pour sa propre santé. Il est important aussi d’être vigilant face au risque d’addiction ou de conduite à risque.
- Donner une place aux morts. La société actuelle n’aime pas parler des morts, ni les voir. Et pourtant, la psychologue avait raison : il faut leur donner une place, sinon ils prennent toute la place. Un tatouage, un objet dans le salon, une photo inamovible dans la bibliothèque, chacun trouvera son symbole ; mais je crois qu’on ne peut pas en faire l’économie.
Bonjour,
Je comprends que tu commences avec cet article, c’est un pan important de ta vie. Merci d’avoir partagé tout cela, c’est très instructif.
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Merci Claire !
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Je suis désolée que toi et ta famille ayez traversé une telle tragédie…
Merci pour cet article, c’est très intéressant et très instructif. J’espère qu’il incitera des personnes à s’autoriser à prendre soin de leurs émotions, et à consulter si elles en ressentent le besoin.
Je ne l’ai pas trouvé pesant. Nous, les personnes en deuil, savons que cette tristesse immense fait partie de nos vies à tout jamais. C’est bien que cela ne soit pas un tabou. Cela fait du bien d’en parler et d’échanger sur nos ressentis et la façon de surmonter et de cheminer.
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Merci de ton retour Emilie !
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Loin d’être sombre, cet article est très utile et témoigne du cheminement que vous avez fait. J’en parle en connaissance de cause, ayant vécu dans mon enfance un deuil compliqué. Les adultes ( y compris mon instit de l’époque) me disaient d’être sage, de bien travailler à l’école et d’être gentille avec mes parents qui eux avaient beaucoup de chagrin. Il m’a fallu 21 ans pour avancer et un changement de ville et de vie pour accepter, et avancer.
A plus de 40 ans, je sais que le manque durera toute ma vie, mais j’apprends à cheminer avec ce sac à dos, parfois lourd, parfois plus léger.
Le conseil que je rajouterai est de changer de ville à un moment donné, aller dans un endroit où la personne décédée n’est jamais allé. Et je recommanderai la lecture du livre de Delphine Horvilleur: « Vivre avec nos morts » qui console et apaise.
Bonne continuation à vous.
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